27 juin 2016

Voyage à Digne - Souvenir d'Alexandra David-Néel




Il existe, pour rallier Nice à Digne, chef-lieu des Alpes de Haute Provence, une ligne de chemin de fer que connaissent tous les amoureux du rail sous le nom de « Train des Pignes ». Elle constitue le seul vestige de ce qui fut la Compagnie des Chemins de Fer de Provence, dont ne subsiste de la gare historique à Nice qu’une façade monumentale, le reste ayant été rasé pour laisser place à un  espace commercial et d’habitations en train de sortir de terre. Une nouvelle gare, beaucoup plus modeste, sans âme, s’élève un peu plus loin, exploitée, en même temps que la ligne proprement dite, par la Régie régionale des transports. Il faut un peu plus de trois heures et demie pour parcourir les 150 kilomètres qui séparent les deux villes, par une voie métrique unique, à bord d’un autorail. La plupart des arrêts qui jalonnent le parcours sont facultatifs ; il faut faire signe au conducteur si l’on veut y monter, et demander au chef de train quand on veut y descendre. La construction d’une telle ligne, qui remonte à la fin du XIXe siècle, constitua un remarquable exploit d’ingénierie ferroviaire au regard des difficultés d’accès à l’arrière-pays provençal, région de reliefs abruptes, de vallées encaissées et tortueuses ; ainsi se succèdent ponts, viaducs et tunnels, et puis des rampes qui hissent le Train des Pignes à un peu plus de mille mètres d’altitude. L’idée initiale était de créer un itinéraire ferroviaire alpin qui relierait Nice à Grenoble, ce qui fut un temps possible moyennant un changement à Digne. 

Au départ, la ligne se fond littéralement dans le tissu urbain, presque à la manière d’un tram, traversant en plein Nice carrefours et rues, sans passage à niveau, rasant les maisons et les barres d’immeubles avec autant d’insouciance que le flux des automobiles. Une série de petits tunnels lui permet de s’extraire de la ville et de rejoindre la basse vallée du Var, qu’elle remonte sur sa rive gauche. C’est alors une succession d’usines, d’entrepôts et de centres commerciaux occupant les deux rives du fleuve dans l’espace ménagé par son cours, vite interrompu par de vigoureux escarpements. Le lit du Var est encombré d’îlots caillouteux où croît une végétation brouillonne entre le maillage des chenaux d’écoulement des eaux. Jusqu’à Colomars, le Train des Pignes fait office de train de banlieue pour des usagers qui font quotidiennement la navette entre le centre-ville de Nice et le nord-ouest de son agglomération. A partir de sa confluence avec la Vésubie, la vallée du Var se resserre soudainement vers l’amont, et d’un tracé à peu près rectiligne jusqu’ici, elle se complique de constants changements de direction pour se frayer un chemin dans un relief de plus en plus impressionnant.  Sur les parois qui encadrent le passage que se fraie le train, on peut lire dans le dessin et l‘orientation des strates mises à jour par le travail de creusement du Var toute la gamme des plis répertoriés par la géomorphologie : plis droits ou déjetés, plis coffrés, déversés, renversés et couchés… révélant l’extrême complexité de l’histoire tectonique de la région.  La ligne remonte le Var jusqu’au pont de Gueydan, un peu avant Annot, à partir d’où elle empreinte les rives d’un modeste affluent, le torrent du Vaïre. Les paysages qui défilent sous les yeux du voyageur deviennent de plus en plus sauvages. Au village du Fugeret, afin de franchir une brusque élévation du terrain, le tracé du rail effectue un S extrêmement serré, dont les deux courbes forment presque des boucles. Le moteur diesel de l’autorail semble peiner dans cette montée difficile, paraît suspendre son ronron comme un marcheur qui reprend son souffle. Parvenu à l’amont de la petite vallée du Vaïre et n’ayant plus de vallée à suivre, la ligne s’engouffre dans le tunnel de La Colle Saint-Michel afin de rejoindre  le haut cours du Verdon 3 kilomètres et demi plus loin. Me voici donc à nouveau en présence de cette rivière dont j’ai parcouru le célèbre canyon deux semaines plus tôt. C’est ici que le train des Pignes atteint son altitude la plus haute, à un peu plus de 1 000 mètres, après avoir quitté Nice à 30 mètres d’altitude. A partir de là, le profil est descendant, le voyageur traverse des paysages plus aérés, les versants s’écartent, de vastes prairies s’étalent de part et d’autres du rail. Lorsqu’il atteint la petite gare de Digne-les-Bains, le train s’immobilise à une altitude de 600 mètres. 

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On peut énumérer trois bonnes raisons de venir à Digne. Outre le désir que j’avais de monter à bord du train des Pignes, qui par coïncidence s’y rend, je suis venu à Digne pour l’une de ces bonnes raisons ; j’ai découvert, « sur le tas », les deux autres. De 1929 à 1969, Digne abrita la résidence de l’exploratrice et orientaliste Alexandra David-Néel, qui n’en bougea presque plus de 1946 jusqu’à sa mort, vingt-trois ans plus tard, à la veille de ses 101 ans… Rien ne prédestinait cette femme extraordinaire à venir se fixer à Digne, mais il en fut ainsi. En dehors d’Alexandra David-Néel, je rajouterais donc deux arguments supplémentaires au voyage à Digne : les platanes du Cours des Arès et le Musée Gassendi. 

Le Musée Gassendi mériterait le titre de cabinet de curiosités. C’est d’ailleurs l’un de ces rassemblements d’objets hétéroclites qui accueille le visiteur du musée. Ils étaient  très en vogue au XVIIIe siècle, époque des premières grandes explorations scientifiques dont on ramenait toutes sortes d’ustensiles, accessoires rituels, parures, masques,  armes, instruments de musique, outils et œuvres d’art, espèces animales inconnues et autres spécimens de la flore et de la minéralogie d’horizons lointains, que l’on entassait sans réelle logique dans des vitrines proposées à l’ébahissement mondain. Le musée Gassendi relève un peu de ce bric-à-brac. Il est ainsi nommé en l’honneur de Pierre Gassendi, qui naquit près de Digne à la fin du XVIIe siècle, et qui fut tout à la fois mathématicien, astronome, théologien, philosophe épicurien, religieux-libertin, bref, un personnage tout aussi disparate qu’un cabinet de curiosités…  Une toute petite partie du musée est consacrée à Gassendi, par un survol très rapide de sa vie et de ses œuvres. 

On est prié de commencer la visite par l’étage le plus élevé, où sont rassemblées des œuvres du peintre Etienne Martin (qui fut le créateur et le premier conservateur du musée), paysages provençaux, vues du port de Marseille… Sans qu’on sache très bien pourquoi, sont également exposés des mousquets et des sagaies, mais peu importe… Un demi-étage plus haut, on passe du XIXe au XXIe siècle avec des œuvres, ou plus exactement des photographies d’œuvres de l’artiste écossais Andy Goldworthy, dont la spécialité si on en croit les photographies panoramiques grand format, est de dresser des sortes de cairns plus ou moins ovoïdes, tout en restaurant des éléments du patrimoine rural abandonné. Comme souvent, les explications de la démarche artistique frisent l’abscondité, mais c’est probablement à cela que l’on reconnaît l’art dit moderne. Une autre pièce expose une série, en tout petits formats insérés dans d’immenses cadres, de clichés noir et blanc du photographe dignois Bernard Plossu, montrant des vues de la réserve naturelle géologique de Haute Provence. J’apprendrai, en feuilletant quelques ouvrages consultables au musée, que Bernard Plossu a publié un recueil de ces photographies, où elles sont précédées d’un texte de l’anthropologue David Le Breton, auteur d’essais passionnants sur l’anthropologie du corps, des sens, des passions, des émotions… Le texte aborde le thème de la marche, que David Le Breton pratique assidûment dans la région. J’y retrouve des réflexions lues dans son petit opuscule « Eloge de la marche ». 

Une vitrine coincée sur un pallier de l’escalier du musée entrouvre une porte sur l’univers singulier du non moins singulier Jean Perdrizet, sorte de savant Cosinus qui vécut les vingt dernières années de sa vie à Digne, où ses parents, dont ils ne se sépara jamais, vinrent s’installer en 1955. Les rares notices biographiques du personnage évoquent, outre une santé fragile (tuberculose osseuse), des troubles mentaux le reléguant au rang d’« inadapté social » et l’empêchant d’exercer une profession. Pour reclus qu’il fut, Jean Perdrizet n’en fit pas moins preuve d’une grande activité intellectuelle et créative, en suivant de près tous les progrès scientifiques de son époque et en couchant sur les pages de grands cahiers des inventions de son cru où se mêlaient rigueur scientifique et poésie la plus débridée. Deux de ces cahiers sont visibles dans la vitrine du musée Gassendi, qui montrent des croquis foisonnants, incroyablement détaillés et complexes, assortis de notes abondantes où alternent pattes de mouche et gros caractères en lettres capitales, tableaux, listes, calculs mathématiques incompréhensibles… L’un des cahiers proposés à la perplexité du visiteur dévoile cette invention : 

SATELLITE ARTIFICIEL EN PIPES – C’est une pompe centrifuge. Un tourniquet d’arrosage à bras inclinés et à moteur – Au centre d’un baquet d’eau est fixé un pivot autour duquel tourne un tube vertical du haut duquel partent deux pipes opposées qu’une fourchette motrice de même axe que le pivot fait tourner tout en leur permettant de monter en glissant le long de ses deux dents verticales. AMORÇAGE : le tabac de ces pipes est remplacé par de l’eau, la rotation projette cette eau appelant l’eau du baquet dans le tube vertical autour du pivot dans le vide qui les sépare. MONTEE DU TOURIQUET DES PIPES : La force centrifuge F horizontale de l’eau dans le tube oblique d’une pipe agit comme le vent sur une aile d’avion se décomposant en une portance P suivant le parallélogramme des forces cette portance est très sensible sur les 10 derniers cm. La montée de l’eau dans la cheminée verticale de la pipe n’empêche pas la montée du tourniquet des deux pipes ainsi que l’expérience l’a montré. Le fond de la cheminée verticale de la pipe n’a que 1cm2. La pression de haut en bas de l’eau qui peut s’y exercer se retranche de la portance, etc.  S’ensuit une série de formules mathématique, puis : Dépôt pour brevet d’invention n° 749304. Au bout du compte, on ne sait toujours pas à quoi pourrait servir ce dispositif, mais là réside tout le charme du document. Il semble que l’idée générale de Perdrizet consistait à matérialiser, au travers de dispositifs mécaniques complexes, des concepts abstraits. Mais il ne faut pas perdre de vue que ces dispositifs s’appuyaient sur les connaissances scientifiques réelles et sérieuses que possédait le bonhomme. 

La salle consacrée à l’art ancien se distingue par la piètre qualité d’au moins la moitié des tableaux, dont les coupables auteurs sont ironiquement anonymes : telle cette Adoration des bergers (Ecole espagnole, fin du XVIe siècle), laborieux exercice caravagesque, jusque dans la plante des pieds crasseuse d’un des bergers agenouillé : tel ce Concert ou Sainte-Cécile  (Ecole italienne, XVIIe siècle), avec son personnage central comme atteint d’hydrocéphalie, sa composition cafouilleuse, ses éclairages incohérents… Quant à ce Christ cireux, gémissant plus que souffrant, il ne démérite pas tant que ça, par l’humour involontaire dont il fait preuve. Une série de dessins à la plume et lavis rattrape cette galerie de ratages : la   Vue de Digne prise des abords de Notre-Dame du Bourg, par Jean-Antoine Constantin, outre le métier qu’on y lit, offre un instantané intéressant de ce à quoi pouvait ressembler Digne au XIXe siècle.

Après les peintures de Martin mêlées aux sagaies, les cairns ovoïdes de Goldworthy, les photos timbres-poste de Plossu, l’hommage express à Gassendi, les carnets du savant Cosinus et les croûtes anonymes, nous voici en présence d’un herbier, d’une collection d’appareils de mesures scientifiques, et d’une initiation au monde fascinant des hydropithèques. 

L’herbier est l’œuvre de Simon-Jude Honnorat, médecin qui vécut à Digne pendant la première moitié du XIXe siècle mais dont le nom resta attaché aux domaines de la botanique et de la linguistique occitane plus qu’à celui de la médecine.

La collection d’instruments de mesure me plonge une fois de plus dans les délices de l’énumération qui me ramène régulièrement au bon souvenir de Georges Perec : dans les vitrines un peu poussiéreuses, s’entassent un calorimètre, un thermomètre différentiel de Leslie, un galvanomètre de Rhumkorff, un dilatomètre, un électroscope à feuille d’or, un condensateur d’Aepinus, un baroscope, un photorhéomètre de Giroud, une boussole d’arpenteur, un graphomètre à allidade à pinnules, un pendule de Mouret… Dans la mystérieuse continuité de cette collection, un crâne humain désarticulé, du plus bel effet. Et puis de superbes fossiles, extirpés des roches environnantes, des squelettes de poissons très antiques, des volatiles empaillés, de petits mammifères taxidermisés, des alignements de bocaux qui continrent sans doute du formol, lequel semble s’être évaporé depuis belle lurette, réduisant les organes indéfinissable qui s’y trouvent encore à l’état de zestes complètement desséchés.  

Enfin, les hydropithèques, aux secrets desquels une conférencière tente d’initier un groupe de collégiens assez dissipés. Les hydropithèques, ou « singes d’eau », furent découverts par un jésuite-géologue, sorte de Teilhard de Chardin local, Jean Fontana, qui naquit non loin de Digne en 1923. Un jour, il découvrit dans les riches gisements fossiles de la vallée de la Bléone de bien curieux spécimens pétrifiés qui s’apparentaient à des pré-hominidés amphibiens (il possédaient une queue de poisson !), qu’il baptisa du nom d’hydropithèques. Au fur et à mesure de ses découvertes, il établit un classement qui distinguait les hydropithèques rupestres des hyropithèques marins et lacustres, des crypto-hydropithèques et des hydropithèques supra-pariétaux. L’abbé Fontana pensait tenir le chaînon manquant entre l’homme, le singe et le monde aquatique auquel se limitait toute forme de vie avant que celle-ci ne s’extraie des océans. Le caractère hétérodoxe des hypothèses scientifiques de Fontana, surtout de la part d’un religieux, déplut fortement au Vatican. Lors d’un voyage en Espagne, en 1953, où il fut invité à visiter des gisements probables d’hydropithèques, il se heurta à l’hostilité d’un des clergés les plus fixistes et créationnistes qui fut à l’époque. Fontana eut ses admirateurs et surtout ses détracteurs, qui le prenaient au mieux pour un illuminé, au pire pour un dangereux fossoyeur.  Sa courte vie (il périt des suites d’un accident d’escalade dans les gorges du Verdon en 1955, à l’âge de 32 ans) ne lui laissa pas le temps d’imposer ses théories qui dorment aujourd’hui au grenier des sympathiques curiosités en attendant, peut-être, qu’un esprit un peu plus imaginatif que les autres ne vienne les dépoussiérer et leur redonner consistance. 

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Digne (Digne-les-Bains, pour être exact, mais le thermalisme est ici très discret, ne s’imposant d’emblée que par la présence d’un torrent dit « Des Eaux chaudes ») fut donc le lieu où Alexandra David-Néel choisit d’acheter une maison pour accomplir un acte qui cadrait assez mal avec le personnage : se sédentariser. La maison existe toujours, elle se visite, ainsi qu’un petit musée qui lui a été adjoint, qui s’intéresse à la culture tibétaine. Le fait de venir à Digne n’ajoute pas grand-chose à la connaissance d’Alexandra David-Néel, dont la lecture des récits de voyage, des traités et essais, ou des biographies et études qui lui ont été consacrées constitue une approche suffisante. Pourtant, la personnalité, le caractère, les choix, le parcours intellectuel  hors du commun, qui font d’Alexandra David-Néel l’une des femmes les plus extraordinaires des XIXe et XXe siècles (elle naquit en 1968 et rendit l’âme en 1969, physiquement très diminuée mais intellectuellement intacte), invitent inexorablement tous ses admirateurs à passer par Digne et à y visiter sa maison. 

Dresser un portrait d’Alexandra David-Néel relève de la gageure, elle qui fut tout à la fois théosophe, franc-maçonne, sympathisante anarchiste, journaliste, féministe, directrice artistique de casino, chanteuse d’opéra, femme du monde, orientaliste, tibétologue, ermite bouddhiste, exploratrice, conférencière, écrivaine… Ce qui la révéla, dans les années 1920, au monde entier, fut l’exploit qu’elle réalisa, avec son guide spirituel et fils adoptif, le jeune lama Aphur Yongden : le voyage clandestin jusqu’à Lhassa en 1924, qu’ils atteignirent, au terme d’une marche très périlleuse de huit mois, depuis le monastère de Kumbum où ils avaient séjourné plusieurs années. Elle était alors la première femme occidentale à pénétrer dans cette ville interdite aux étrangers. Le récit qu’elle fit de cette exploration, « Voyage d’une Parisienne à Lhassa », eut un immense retentissement. Lorsqu’elle atteignit Lhassa, Alexandra David-Néel avait 56 ans, déjà mille vies derrière elle, et encore 45 ans à vivre… Lhassa fut l’aboutissement d’une persévérance, d’une volonté toute entière tendue vers un idéal d’aventure, de liberté, d’accomplissement qui débuta très tôt, lorsque, toute jeune fille, elle commença à fuguer ; d’abord dans le bois de Vincennes (elle naquit à Saint-Mandé), puis en Angleterre après avoir embarqué à la sauvette sur un bateau dans un port belge, puis vers le Saint-Gothard et en Italie, jusqu’à ce qu’elle se trouva à court d’argent de poche, et où son père dut aller la chercher. Un père aimant, proche des milieux anarchistes (ami d’Elisée Reclus, l’auteur d’une célèbre Géographie universelle en 19 volumes, théoricien de l’anarchisme, et dont Alexandra fut très proche), qui laissa à sa fille unique toute liberté pour suivre sa voie singulière pour l’époque ; mais une mère mal-aimante (elle ne désirait rien tant qu’un garçon), qui formait avec son époux un couple  froid et mal uni, ce qui contribua assez tôt à orienter Alexandra contre les idées du mariage et de la maternité. Ce qui frappe chez Alexandra David-Néel, c’est son obstination à suivre sa voie, hors de toutes les conventions de l’époque, n’obéissant qu’à sa propre volonté de, qu’à l’étendue, immense, de sa curiosité. Cette voie, ou plutôt ces voies multiples, du moins dans la première moitié de son existence, jusqu’au grand départ pour l’Orient en 1911, elle s’y engageait en vertu d’un principe dont elle ne démordait que rarement : faire le contraire de ce qu’on lui indiquait, de ce que les mœurs et convenances de l’époque commandaient aux femmes. Ce principe découlait d’une personnalité que, bien plus tard, sa secrétaire et dame de compagnie Marie-Madeleine Peyronnet résuma par cette formule restée célèbre pour qualifier sa patronne : « un océan d’orgueil et un Himalaya de despotisme ». La seule concession qu’Alexandra fit aux conventions fut le mariage : lors d’un engagement à l’opéra de Tunis, elle fait la connaissance de Philippe Néel, ingénieur des chemins de fer, qu’elle épouse en 1904. Aussitôt le mariage célébré, elle regrette cette décision et en conçoit une profonde tristesse… Si Alexandra ne vivra pas plus de quelques semaines d’affilée, de loin en loin, auprès de son époux, elle ne le reniera jamais et fera même montre à son égard d’une profonde tendresse, jusqu’à la mort de ce dernier en 1941 (elle se trouve alors au Tibet). En témoigne la volumineuse correspondance qu’elle ne cessa d’entretenir avec lui tout au long de ses voyages, et dans laquelle elle l’affuble du sobriquet de « Mouchy ». Pour le reste, le seul maître d’Alexandra fut  ce bel adage : « Marche comme ton cœur te mène et selon le regard de tes yeux ». Son cœur la mena tôt vers l’Orient et ses philosophies, ses pensées, ses religions, alors considérées comme hermétiques en Europe. Sa fréquentation des milieux ésotériques en Europe et notamment à Londres, et surtout de la bibliothèque du musée Guimet, forma peu à peu Alexandra à sa destinée d’orientaliste. Elle s’initia au sanskrit, au pali et autres écritures anciennes, dévora des quantités d’études et de textes, des grands poèmes épiques de l’hindouisme aux textes ésotériques du bouddhisme tibétain, et devint probablement, par ce labeur acharné, la meilleure connaisseuse occidentale du bouddhisme et de l’hindouisme. Cependant, elle ne fut point reconnue en tant que telle, notamment parce qu’elle refusa, toujours, de se soumettre aux épreuves par lesquelles tout chercheur, tout universitaire, devait valider ses compétences. Le seul diplôme qu’Alexandra obtint de toute sa vie fut un premier prix de chant au Conservatoire royal de Bruxelles, qui lui ouvrit les portes d’une carrière de chanteuse lyrique et lui permit d’apporter une aide financière à ses parents qui connaissaient alors des revers de fortune. Elle fut auditionnée par Jules Massenet qui la choisit pour le rôle de Manon, interpréta des rôles célèbres du répertoire lors d’engagements qui lui permirent surtout d’assouvir son goût pour les voyages à Hanoï, Athènes, Tunis… Elle se lassa vite de la frivolité et des jalousies du milieu artistique ; sa carrière de chanteuse dura neuf ans, pendant lesquels elle ne cessa jamais d’entretenir sa passion pour l’Asie, d’affûter sa pensée féministe, de cultiver son goût pour toutes les idées auxquelles une femme de l’époque se devait d’opposer une ignorance convenue. La valeur scientifique de ses connaissances et de ses écrits ne fut reconnue que tardivement ; le corps universitaire de son temps la considérait au mieux comme une aventurière. Pourtant, non seulement sa connaissance des textes, des théories et philosophies religieuses orientales était très étendue, mais aussi et surtout elle acquit, à la différence de la plupart des spécialistes, philologues, mythologues, historiens des religions et autres ésotéristes, une grande partie de ses connaissances à la source, auprès de maîtres spirituels, de moines, de yogis, de gourous, qui reconnurent bien avant les milieux universitaires occidentaux sa profonde compréhension des différentes pensées religieuses et profanes d’Asie. 

Au retour du grand voyage asiatique qui avait duré 14 ans au lieu des deux années initialement envisagées, et qui s’était conclu par l’entrée dans Lhassa, Alexandra se mit en recherche d’un terrain à bâtir, quelque part dans le sud de la France. Dans une lettre à son époux, datée du 12 septembre 1927, elle écrit : « Je suis absolument éreintée d’avoir parcouru les environs de Marseille, avant cela j’ai visité ceux de Toulon, et c’est toujours RIEN. On m’a signalé des appartements avec jardin à Digne. Je ne connais pas cette petite ville. Son altitude : 600 m. me conviendrait et l’on y jouit encore de ce ciel de Provence. J’irai peut-être y voir. » Dans une autre lettre, du 5 août 1928 : « Tu te méprends sur l’aspect de Digne. Le pays est très joli, et ma propriété admirablement située. Devant ma porte la route de Nice bordée d’arbres offre une fort belle promenade en corniche au dessus de la rivière avec des arrières plans de montagnes. L’air, ici, me convient aussi beaucoup mieux que celui du bord de la mer… Bref, je suis toujours satisfaite de mon achat. Le mieux dans la maison ici c’est la terrasse – pergola 3,60 m. X 4,30 m. sur laquelle donne ma chambre qui fait le 1er étage d’un côté et le 2eme de l’autre -  la terrasse étant en pente. J’y fais une cure d’air  et y passe souvent la nuit couchée sur un tapis. » C’est donc à Digne qu’Alexandra David-Néel s’installe, à partir de 1928, en compagnie du lama Aphur Yongden, devenu son fils adoptif. La maison, qui prendra le nom de Samten Dzong (« Forteresse de méditation »), située sur un terrain de 900 m2, simple bergerie lorsqu’elle en fait l’acquisition, sera agrandie par étapes successives au fil des recettes que vont lui rapporter les récits de ses multiples voyages en Inde, en Chine, au Tibet, en Corée, au Japon, qu’elle y rédige.  Puis Alexandra (elle a alors 69 ans) et son fils repartiront pour un long périple de neuf années à travers la Chine et le Tibet, assistant aux horreurs de la guerre sino-japonaise, les fuyant au cours d’une longue errance avec des moyens de fortune, jusqu’au Tibet où il effectueront une retraite spirituelle de 5 ans. En 1946, Alexandra a 78 ans ; elle regagne, toujours avec son fils, sa maison de Digne, dont elle ne bougera pratiquement plus si ce n’est pour aller soigner ses rhumatismes. En 1955, Aphur Yongden décède brutalement d’une crise d’urémie, laissant Alexandra dans un profond désarroi. Elle a alors 87 ans. Elle effectue plusieurs séjours d’hôtel en hôtel pour traiter ses rhumatismes, jusqu’à ce que, à Aix-en-Provence, on vienne lui présenter une jeune femme de 29 ans, pour la raccompagner à Digne et y rester quelques jour le temps qu’elle s’y réinstalle. Cette jeune femme, c’est Marie-Madeleine Peyronnet, qui en lieu et place de sa mission initiale de quelques jours, ne quittera plus Alexandra, jusqu’au 8 septembre 1969, où elle lui fermera les yeux. 

L’histoire qui lie Mademoiselle Peyronnet à Alexandra David-Néel est assez extraordinaire et si, comme je l’écrivais plus haut, la visite de Samten Dzong n’apporte pas grand-chose à la connaissance de l’exploratrice, elle constitue une étape très émouvante sur ses traces, en ceci que celle qui fut la dame de compagnie et secrétaire d’Alexandra, nuit et jour, sans interruption pendant les dix dernières années de sa vie, est toujours vivante et continue d’occuper les lieux. Lorsque je passe en repérage, le 14 juin au matin, devant l’entrée de Samten Dzong, qui vois-je descendre l’allée qui mène à la maison ? Marie-Madeleine Peyronnet en personne, qui vient relever son courrier.  Je me présente et reconnais aussitôt le timbre de sa voix et son débit de parole, très rapide, entendus lors d’une longue interview diffusée sur France-Inter il y a quelques années. C’est une petite dame toute frêle, à la chevelure grise encore abondante coiffée en bandeau, comme sur certaines photos d’autrefois où on la voit avec Alexandra. Elle s’excuse que les visites soient restreintes à des horaires stricts : de son temps (sous entendus quand c’est elle qui prenait les affaires en main : Samten Dzong est vite devenu un lieu de visite fréquenté par des visiteurs, dont certains prestigieux, venus du monde entier), « ça fonctionnait de six du matin à onze heure du soir, mais maintenant, y’a des horaires… que voulez-vous, c’est la jeunesse d’aujourd’hui… » ; avant de me présenter ses excuses car elle s’aperçoit qu’elle a oublié son dentier sur la table. Elle a 86 ans, a fait un grave accident cardiaque l’an passé ; le médecin lui a intimé l’ordre de ralentir son rythme de vie et de déléguer la visite des lieux à d’autres personnes. 

Marie-Madeleine Peyronnet, armée d’un simple certificat d’études et qui n’avait été engagée par Alexandra que pour quelques tâches domestiques était devenue sa secrétaire (Alexandra écrivit presque jusqu’à son dernier souffle) et sa mémoire vivante depuis 1969. Non seulement Mademoiselle Peyronnet fit republier les livres d’Alexandra, mais surtout, lorsque après sa mort elle entreprit de classer les archives de cette dernière, elle mit la main sur 30 ans d’échanges épistolaires entre Alexandra et son époux Philippe Néel, c’est-à-dire du départ pour le long voyage de 1911 à 1925 jusqu’au décès de l’époux en 1941. Alexandra avait bien dit à son maris de conserver les lettres qu’elle lui envoyait et la raison en était impérieuse : la voyageuse ne tenait pas vraiment de journal de bord, tout ce qu’elle voyait et entendait, tout ce qu’elle jugeait, ce qu’elle mangeait,  tous ceux qu’elle rencontrait sur son chemin, tout cela était consigné et décrit par le détail dans ses lettres à Philippe Néel. Non seulement la découverte de cette correspondance dans l’invraisemblable capharnaüm qu’était la demeure d’Alexandra renseignait sur beaucoup d’épisodes de ses voyages dont elle ne parlait pas dans ses écrits publiés, mais surtout elle apportait un éclairage nouveau sur la personnalité très complexe de leur auteure. Alexandra David-Néel, en dépit de sa très riche et très longue vie, en dépit des multiples rencontres qu’elle fit, des centaines d’interviews qu’elle accorda, resta très discrète sur sa vie privée, ses sentiments propres, ses émotions. La manière dont elle avait construit sa vie pour atteindre ses objectifs semblait lui interdire toute faiblesse, ou du moins d’en faire état. Elle cultivait une sorte de mépris et de dureté vis-à-vis du « moi je » autant qu’envers l’apitoiement sur elle-même ou à l’égard des autres, estimant que cela était au mieux de l’impudeur. L’orgueil et l’individualisme dont elle fit  néanmoins preuve pouvaient laisser croire à une sècheresse de cœur, ce que les lettres à son mari démentirent : on y découvre d’abord que malgré son horreur du mariage et son absence perpétuelle, elle voua à Philippe Néel une fidélité sans faille, probablement un véritable amour ; de même l’attention qu’elle portait envers ses proches, au travers des nouvelles dont elle s’enquérait sans cesse, montre un sens de la compassion et de l’altruisme qui n’apparaissait guère en public. Joëlle Désiré-Marchand, l’une des biographes d’Alexandra David-Néel, souligne l’humanité profonde qui se cachait sous son monolithisme apparent, humanité qui pointait à travers les faiblesses trahies par les attitudes contradictoires qui jalonnèrent sa vie : « Passionnée d’études, elle refuse de se soumettre à la sanction des examens […]. Féministe convaincue et militante, elle accepte le mariage. Mariée, elle ne supporte son époux qu’à des milliers de kilomètres de distance. Opposée à la maternité et aux contraintes d’une charge familiale, elle finit par adopter celui qui l’aida dans ses pérégrinations. Rationnelle et d’une lucidité à toute épreuve, elle ne renie jamais son goût pour les phénomènes occultes […] Rebelle et anarchiste, elle accepte les honneurs avec un plaisir certain […] Imprégnée et passionnée par l’Asie, elle revient finir ses jours en Europe. » Et la biographe de poursuivre : « Mais ces attitudes paradoxales n’ont jamais empêché la stupéfiante fidélité à elle-même qui marque son très long cheminement […] »

Honneur à Marie-Madeleine Peyronnet d’avoir perpétué la mémoire de celle avec qui les relations, une décennie durant, furent pourtant compliquées, comme elle le relate dans son livre « Dix ans avec Alexandra David-Néel ». Vivre avec une femme qui avait fait de la liberté le moteur de son existence, au prix de grandes exigences envers elle-même et les autres, et qui se retrouvait, à 90 ans, physiquement dépendante d’une dame de compagnie, ne fut pas simple. Il fallut un temps d’adaptation à Mademoiselle Peyronnet pour s’accommoder du caractère particulier d’Alexandra, supporter ses sautes d’humeur, son autoritarisme, ses rythmes de vie fantasques. A plusieurs reprises, elle faillit claquer la porte. Pourtant, comprenant vite qu’elle avait affaire à une femme hors du commun, mais aussi solitaire, toujours désemparée par la perte de son fils adoptif, elle décida rapidement de consacrer sa vie à celle, physiquement diminuée, dont elle devint une sorte de prolongement. En 1973, quatre ans après la mort d’Alexandra et dix-huit ans après celle d’Aphur Yongden, Marie-Madeleine Peyronnet fit un voyage en Inde et dispersa, selon la volonté de l’exploratrice, leurs cendres dans les eaux du Gange, à Bénarès. Outre la correspondance entre les époux David-Néel, elle fit publier une douzaine d’écrits d’Alexandra à titre posthume, sur la pensée chinoise, la vie tibétaine, le féminisme…

Je parcours, en compagnie d’une petite poignée d’autres visiteurs présents ce jour-là, la propriété de Samten Dzong, sous la conduite et les commentaires d’une jeune et énergique guide, visiblement spécialiste du bouddhisme tibétain. Juste au dessus de la maison où vécu Alexandra, un bâtiment beaucoup plus récent abrite un musée comprenant une présentation de la culture tibétaine (en hommage à Aphur Yongden) et une collection de photos prises par l’exploratrice lors de ses voyages en Chine, en Inde, au Tibet. Parmi les reliques des expéditions d’Alexandra, figure la tente qu’elle utilisa lors de ses premières incursions en terre tibétaine, simple morceau de toile tout crasseux qui devait offrir un bien maigre confort dans un milieu aussi rude. Figure également dans ce petit musée du mobilier monastique, dont une pièce extraordinairement ciselée, réalisée à Samten Dzong même par un moine tibétain venu spécialement sur place : lorsqu’on lui remit les outils d’ébénisterie pour accomplir son travail, il jeta un regard étonné sur la scies égoïnes et autres ciseaux à bois, les laissa de côté, puis se fabriqua un instrument de découpe à l’aide d’un morceau de bambou et de l’armature métallique d’un pneu de voiture qu’il dépiauta entièrement, et réalisa son œuvre avec ce seul outil de sa fabrication. Fut également réalisé sur place, par un autre moine, un grand mandala. Ces diagrammes ésotériques très complexes, tracés avec du sable très fin et coloré, sont des supports de méditation et sont théoriquement destinés à l’effacement une fois achevés. Celui de Samten Dzong est soigneusement conservé, protégé par une plaque de verre car le moindre souffle brouillerait les motifs extrêmement fins et précis qui le composent. L’ensemble de la composition, qui obéit à des codes très précis quant à l’arrangement des motifs, leurs significations, leur symétrie, leurs formes complexes, est exécuté entièrement de mémoire et  à l’aide, à l’exclusion  de tout support matériel, d’un minuscule entonnoir qui sert à verser le sable sur le support.

Parmi les 80 photographies exposées, il en est une que j’aime particulièrement : c’est une vue  célèbre, prise
devant le Potala, ce jour de mai 1924 où Alexandra et Aphur Yongden atteignirent Lhassa. On les voit assis côte à côte, en compagnie d’une fillette tibétaine, sur un bout de terrain pelé, à environ 200 mètres en avant de l’énorme masse du palais sacré  du Dalaï-lama. Alexandra, considérablement amaigrie, les traits tirés, méconnaissables, porte les habits de pèlerine qu’elle a revêtus pour passer inaperçue (elle se faisait passer pour la mère de Yongden et, en qualités de pèlerins, ils mendièrent leur nourriture au cours de ce voyage), et a le visage noirci à la braise. On devine les privations endurées huit mois durant, l’incroyable ténacité dont il a fallut faire preuve pour parvenir, incognito et au péril de sa vie, jusqu’ici. A certains moments, affamés, Alexandra et Yongden  en étaient réduits à mâcher des morceaux de cuirs arrachés à leurs souliers.

La visite se poursuit par la maison d’Alexandra. C’est une demeure un peu biscornue, faite de rajouts successifs à partir d’une simple bâtisse de berger. Au rez-de-chaussée, il y a la pièce où elle avait entassé une quantité phénoménale d’objets, pour la plupart des cadeaux reçus de hauts dignitaires bouddhistes : statuettes, amulettes, peintures, toutes sortes d’objets rituels de toutes tailles, écrits sur bois… Il y a aussi un petit autel devant lequel Alexandra pratiquait ses exercices de méditation. Marie-Madeleine Peyronnet décrit cette pièce comme encombrée du sol au plafond ; depuis la mort d’Alexandra, de nombreux objets ont été dispersés. A l’étage se situent deux petites pièces particulièrement significatives pour les admirateurs de l’exploratrice : son bureau et sa chambre à coucher.  Dans le bureau aux murs bleus clairs recouverts par endroits d’un papier peint à grosses fleurs qui tombe à moitié en poussières (défense de toucher à quoi que ce soit, tout est authentique, intouché, se fragilise lentement mais sûrement avec le temps qui passe), l’espace de travail consiste en trois  petites tables disposées les unes contre les autres : il y a la table où se tenait Marie-Madeleine Peyronnet, qui prenait en dictée les lettres ou les écrits d’Alexandra, dont l’écriture était devenue illisible (très diminuée physiquement, elle resta parfaitement lucide jusque vers 100 ans, ayant seulement parfois du mal à reconnaître ses proches) ; une deuxième table, qui était l’ancienne table de travail de l’écrivaine, mais qu’elle avait finit par trouver trop haute pour elle qui avait finit par se tasser complètement avec l’âge. Aussi demanda-t-elle un jour à sa dame de compagnie de lui trouver une table mieux à sa taille, « mais simple pas chère, hein ! » (bien que femme du monde à de rares époques de sa vie, elle conserva le souci de la sobriété que lui avaient imposée les difficultés financières de sa jeunesse et enseignée les préceptes bouddhistes), et Marie-Madeleine Peyronnet revint avec une table de camping très basique, qu’Alexandra trouva parfaite. Elle est toujours là, en place, avec le fauteuil en osier où la maîtresse des lieux prenait place, sa canne toujours accrochée à l’un des accoudoirs. Sur deux côtés de la pièce, des bibliothèques avec des livres savants, sur le bouddhisme, l’hindouisme, l’actualité politique de l’Asie à l’époque d’Alexandra, mais aussi la Géographie universelle d’Elisée Reclus, des traités féministes, des classiques (les œuvres de Jean-Jacques Rousseau…) La chambre, qui communique directement avec le bureau, est minuscule, comme la plus modeste des chambres de bonne. Le lit est un étroit pucier (Alexandra était petite), qui, la plupart du temps, était encombré de livres et de revues que Marie-Madeleine Peyronnet passait son temps à ramener et retirer sur ordre de son employeuse. Dans ses dernières années, Alexandra ne pouvait pratiquement plus tenir en position allongée, et passait ses nuits avachie dans un fauteuil posé à côté de son lit. Elle n’avait pas d’heure pour dormir, et lisait parfois jusqu’au milieu de la nuit. Sur un petit bureau posé de l’autre côté de la chambre, une lampe sur pied avec un abat-jour fabriqué avec du papier-journal , et un mot griffonné à la main par Mademoiselle Peyronnet : « Je suis sortie, vous avez du café sur la table ».

A la fin de la visite, Marie-Madeleine Peyronnet refait une apparition. Au final, elle n’aura plus jamais quitté
Marie-Madeleine Peyronnet
Samten Dzong, scellée au destin de l’une des figures les plus sidérantes du XXe siècle, de 60 ans son aînée et dont elle croisa le chemin, par le plus grand des hasards, un jour de 1969. Par le plus grand des hasards… peut-être pas, pour autant que l’on croie que les rencontres qui changent le cours de votre vie sont écrites et que le hasard n’y est pour rien. Pour Mademoiselle Peyronnet, le temps ne s’est pas arrêté le 8 septembre 1969 ; le lien avec Alexandra David-Néel était si fort qu’une lcontinuité s’imposait pour faire vivre à la fois le lieu où elle passa les vingt-trois dernières années de sa vie et l’âme de l’aventurière-érudite. Si les rapports entre les deux femmes furent parfois douloureux (une pièce de théâtre le rappelle, écrite par Michel Lengliney en 2010, « Alexandra David-Néel. Mon Tibet. »), Marie-Madeleine Peyronnet aime rappeler cet épisode, qu’elle conte toujours avec émotion : alors qu’Alexandra, sur la fin de sa vie, ne reconnaissait plus systématiquement ses proches, Marie-Madeleine se présenta à elle le matin et manifestement sa maîtresse ne l’identifia pas ce jour-là. Mais comme elle restait quand même lucide et qu’elle avait gardé ses bonnes manières, elle se mit à parler à cette inconnue de… Marie-Madeleine, sa collaboratrice et dame de compagnie. Comme Alexandra n’avait jamais dit à son employée ce qu’elle pensait d’elle, c’était la première fois que Mademoiselle Peyronnet entendait de la bouche de sa maîtresse l’opinion qu’elle formait d’elle. A son grand étonnement, ce furent des éloges discrets mais appuyés, qui devaient refléter le sentiment profond et authentique qu’Alexandra nourissait envers Marie-Madeleine et que son orgueil lui interdisait d’exprimer en sa présence. 

Ainsi fut Alexandra David-Néel, flamboyante incarnation de l’esprit libre ; ainsi viennent jusqu’à nous sa mémoire et son exemple, grâce à Marie-Madeleine Peyronnet, qui fait vivre, admirablement, son héritage.

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Grasse



Vivre à Grasse requiert, pour peu que l’on soit adepte des déplacements à l’huile de genou, une bonne dose d’énergie quotidienne. La ville, qui abrite une des sous-préfectures des Alpes-Maritimes, est bâtie sur des terrains sévèrement pentus, sillonnés de rues monte-en-l’air court-circuitées par des dizaines de traverses, escaliers (droits, tournants, à rebroussement…), « calades » et autres raccourcis acrobatiques. La ville m’apparaît rapidement faite de trois étages assez distincts caractérisés par autant de paysages socio-architecturaux différents. Il y a la basse agglomération, assez informe, qui concentre les grands équipements, l’hôpital, le stade, les zones industrielles et commerciales à mille autres identiques, les grands ensembles d’habitat collectif… Au-dessus, un étage moyen, où se trouvent la vieille ville et son lacis de ruelles, étroites et sombres entre leurs hautes et vieilles bâtisses fort décrépies pour nombre d’entre elles,  occupées par une communauté nord-africaine très dominante dans ces quartiers ; c’est à cet étage également que l’on trouve, mêlée à cette tonalité populaire et immigratoire très forte, la note historico-parfumière qui fait la célébrité de Grasse dans le monde : une foule de boutiques de parfums et d’autres produits d’hygiène et cosmétiques déclinés dans toutes les fragrances possibles et imaginables et de fabrication plus ou moins locale, quelques musées généreusement ouverts par la maison Fragonard, dont la gratuité des visites transforme habilement le touriste très cosmopolite en chaland dépensier à l’issue d’un parcours pédagogique des plus olfactifs. Passé cet étage intermédiaire, on arrive, par des axes toujours plus pentus qui ignorent la ligne droite, dans les quartiers hauts de Grasses, zones résidentielles parfois cossues, où les familles d’ascendance maghrébines se font rares ; certaines demeures quasi-monumentales, bâties dans le style italien, témoignent d’un passé de villégiature pour une population aisée qui venait à Grasse pour fuir les chaleurs estivales d’en bas. De là, par temps clair, comme après les averses abondantes qui arrosent la ville et son avant-pays le soir de mon arrivée, le Golfe de la Napoule et tout ce qui le sépare de Grasse se distinguent dans leurs moindres détails. 

Le nom de Jean-Honoré Fragonard reste indissociable de la ville de Grasse, bien que le peintre n’y ai pas vécu très longtemps et fut plus parisien que grassois. En fait, ne fut l’habile idée d’une dynastie de parfumeurs, les Costa, de baptiser l’affaire familiale du nom de l’artiste-peintre, la présence de Fragonard serait probablement plus discrète, moins envahissante. En dehors de quelques dessins et œuvres mineures possédées par le musée qui lui est, partiellement, consacré, la production de Fragonard est dispersées ailleurs, et fait peu référence à la Provence où l’artiste vit le jour. Installé dans une grande demeure grassoise du XVIIIe siècle, l’hôtel de Villeneuve, joliment restaurée, le musée fut créé par Hélène et Jean-François Costa, héritiers de la parfumerie Fragonard, pour abriter la collection qu’avait entamée le couple, féru d’art du XVIIIe siècle. Les pièces les plus intéressantes de ce petit musée sont une série de neuf dessins de Fragonard, qui s’apparentent d’ailleurs plus à des croquis, redécouverts en 2013 après qu’on ait perdu leur trace au XIXe siècle. Elles décrivent d’un trait sec et nerveux, sur un mode parfois caustique, des situations où l’artiste se met parfois en scène (épisode de l’entorse), dans la relation intime qu’il entretint avec ses principaux mécènes, la famille Bergeret. Le dessin le plus réussit montre un chien, genre teckel à poil long, à tête d’homme, que Fragonard à intitulé « Monsieur Rousset en course pour Monsieur de Bergeret, suggérant non sans un savoureux mordant la servilité de l’un envers l’autre. Suivent une série de petits formats, sanguines, craie noire, lavis gris ou brun, encre blanche, estompes, aux thèmes plus conventionnels que les scènes érotisantes qui font aujourd’hui la renommée de Fragonard. Les quelques autres salles sont consacrées à deux peintre également originaires de Grasse, un peu tombés dans l’oubli en dehors sans doute de spécialistes de cette époque : Marguerite Gérard et Jean-Baptiste Mallet, qui furent élèves et protégés de Fragonard. Scènes de genre pour l’une, galantes et érotisantes pour l’autre, avec des intérieurs très inspirés de la peinture hollandaise du siècle d’or. 

La visite des usines historiques de la maison Fragonard, toute proche du musée, présente un intérêt nettement supérieur, même si elle passe sous silence la nature réelle de cette maison de parfumerie, comme me l’appendra plus tard dans la journée un sympathique maître parfumeur, Didier Gaglewski, rencontré dans sa boutique du centre historique de Grasse. Les bâtiments ouverts aux visiteurs abritèrent effectivement une usine où étaient élaborés des parfums. Aujourd’hui, il ne reste de la chaîne de fabrication qu’une petite unité d’embouteillage dans des flacons en aluminium estampillés Fragonard. Le parfum proprement dit est fabriqué, comme ceux de toutes les autres grandes marques de luxe, dans de petites usines ultra modernes dont un nombre important subsiste dans les campagnes environnant Grasse, détenues par des noms totalement inconnus du grand public. Les expositions permanentes présentent une histoire du parfum à travers les âges. La spécialisation de Grasse dans cette activité remonterait à Catherine de Médicis. A l’époque, l’activité la plus répandue à Grasse était celle de la tannerie. Il existait notamment dans la ville des gantiers, et le père de Jean-Honoré Fragonard exerçait lui-même cette activité. Comme on le sait, le cuir dégage une odeur forte.  Une pratique était née en Toscane, qui consistait à parfumer les gants de cuir pour en masquer l’odeur, et c’est Catherine de Médicis qui, au XVIe siècle, l’importa en France. Ainsi naquirent les gantiers-parfumeurs et Grasse passa petit à petit de la ganterie à la parfumerie. La visite des anciennes usines Fragonard (l’entreprise n’a rien à voir avec le peintre, c’est à Eugène Fuchs, qui avait racheté cette affaire en 1926, que l’on doit l’idée de l’avoir rebaptisée du célèbre nom) me donne l’occasion d’une de ces listes à la Perec que j’affectionne, série de noms qui à eux seuls font surgir des bouquets d’arômes bien moins écœurant que les effluves du rez-de-chaussée du Bazar de l’Hôtel de Ville à Paris, consacré aux grandes marques de parfums. Les matières premières qui peuvent entrer dans le processus d’élaboration d’un parfum sont incroyablement variées : la rose de mai, le jasmin, la tubéreuse, la fleur d’oranger, le mimosa, l’ylang-ylang, le romarin, la menthe, le basilic, le zeste de bergamote, le pamplemousse et la vanille ; la fève tonka, le clou de girofle, le fenugrec, l’ambrette, la cardamome, la noix muscade, le patchouli, le myrte et la violette ; le vétiver, l’écorce de cèdre, d’eucalyptus du Maroc, de cannelle ou de bouleau ; le bois de gaïac, la mousse de chêne, la myrrhe, le benjoin, le labdanum, le galbanum… On pourrait ainsi aligner sur des pages et des pages la litanie des graines, fleurs, écorces, épices, racines, herbes aromatiques, gommes, résines et autres mousses dont est faite la tambouille parfumeuse. On admire, sous la conduite d’une jeune guide, d’antiques alambics à feu nu, des essenciers bien astiqués munis de tuyaux et de nanomètres, de grands entonnoirs en papier savamment pliés en accordéon, des batteries de ballons à col de cygne et serpentins, des éprouvettes fuselées, ventrues, multiformes, des essenciers, des cuves  de toutes tailles, bardées de robinets, celle-ci pour la macération, celle-là pour le glaçage, une autre encore pour la filtration… On observe, de derrière une porte vitrée, l’atelier des « nez », cette élite de la parfumerie qui élabore les recettes des nouvelles fragrances par association d’essences : il y a là, sur trois étages, des présentoirs en demi-cercle qui font un peu penser à certaines consoles de grandes orgues, et sur lesquels sont alignés, au millimètre, des centaines de flacons soigneusement étiquetés. Chaque étage doit correspondre aux trois grandes familles de la pyramide olfactive : les notes de tête, de cœur et de fond. La formation complète d’un « nez » demanderait au moins dix ans ; il n’en n’existerait qu’une petite cinquantaine dans le monde. 

Didier Gaglewski, que j’ai mentionné plus haut, parfumeur indépendant, et photographe à ses heures, a créé un parfum nommé « Cambouis », destiné semble-t-il aux hommes, en souvenir des odeurs de garage de son enfance. Proust avait sa madeleine, Gaglewski a ses bidons d’huile et des bleus de travail tout tachés de cambouis. Nous parlons photo, industrie du parfum et, je ne sais plus par quel fil passé dans quelle aguille, de littérature de voyage. Il me dit que l’usine Fragonard que je viens de visiter n’est qu’une façade : la marque Fragonard ne fabrique pas ses parfums et ni aucun des autres produits odorants que s’arrachent (poussés par un habile stratagème) les visiteurs à l’issue de la visite guidée gratuite disponible dans une dizaine de langues. Seule la petite unité de conditionnement est réelle, tout le reste n’est qu’une mise en scène. L’atelier des « nez », dans lequel nous n’avons vu personne, reste vide à l’année. Fragonard fait fortune sur son nom, la fréquentation tout au long de l’année de son « usine »-musée et du vaste espace commercial qui la jouxte, auquel ne peuvent échapper les touristes. 

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26 juin 2016

Du Pays de Sault jusqu'à Grasse, par les gorges du Verdon



Mes pieds à peu près rétablis, je reprends la route plein d’espoir et d’énergie, en évitant soigneusement, pour toute la matinée, les itinéraires vicieux et chaotiques du GR4 au profit d’une route départementale dont l’impressionnante largeur n’a d’égal que la quasi absence de véhicules y circulant. Voilà qui me laisse assez perplexe et me donne à verser, je le crains, dans des considérations potentiellement dignes de propos de comptoir : comment peut-on construire des axes de circulation aussi démesurés, au prix de dépenses aussi astronomiques,  pour traverser des zones aussi dépourvues d’automobiles et par lesquelles personne ou presque ne passe, puisqu’il existe par ailleurs des axes tout aussi bien calibrés proposant depuis longtemps les mêmes liaisons. Fleurissent alors dans la tête du marcheur solitaire qui ne peut, le long de ces bandes de bitume archi monotones, se dispenser de quelque distraction de l’esprit, les suppositions les plus éculées sur la corruption des députés par les lobbies tous plus pervers les uns que les autres, le gaspillage insensé des deniers publics, bref, l’absurdité et la pourriture qui gagnent petit à petit notre pauvre France. Il n’empêche, sur les 13 kilomètres avalés au pas de charge qui relient Sault à Lagarde-d’Apt, les véhicules qui me croiseront ou me dépasseront se compteront sur les doigts d’une main. 

Lagarde-d’Apt me reste invisible. Il y a une maire, donc probablement un maire, mais je ne vois rien des maisons qui abritent sa centaine d’administrés, sans doute blotties dans les plis du relief. Il y a bien un panneau qui indique la présence alléchante d’une auberge dans les parages, mais je poursuis sur ma lancée. Le bitume est assez peu consommateur d’énergie, mais il est ennuyeux. Je récupère le GR4 qui m’emmène à travers les hautes herbes, puis sur les flancs d’un coteau pierreux, pour s’enfoncer entre rangées de lavande et chênaies méditerranéennes  en direction du sud. Je finis par perdre le fil du chemin et tenter de localiser, sur la carte au 1:100 000 qui me sert de support pour repérer, à peu près, ma position et décider de possibles raccourcis, le point où j’ai faussé compagnie au GR4. Je tourne en rond pendant une bonne heure et demie dans une campagne vallonnée, vide de toute trace de vie humaine ; pas une rumeur d’automobile dans l’air, qui pourrait m’orienter à l’oreille vers une route. Je m’engage sur des chemins qui finissent par mourir au seuil de parcelles en friche, rebrousse chemin, me réengage… en vain… A part deux renards errant par-là, qui s’immobilisent un instant avant de reprendre tranquillement leur maraude, je me sens absolument seul dans ce dédale de bosquets, de carrés de lavandes et de sentiers sans issue. Je finis par tomber, presque par hasard, sur une précieuse balise blanche et rouge, reprenant le fil interrompu de ma route.
Un peu plus loin, souffrant d’une plante de pied affligée d’une ampoule mal soignée, j’entreprends de changer le pansement censé la protéger. Arrive alors la silhouette bonhomme de Sandrick, un marcheur avec qui je fais rapidement connaissance et qui va, de fil en aiguille, partager ma route jusqu’à Grasse. Nous nous dirigeons vers Simiane-la-Rotonde tout en établissant le premier contact. Sandrick, qui a des origines russes, a décidé d’occuper sa préretraite d’ingénieur commercial (après être passé par diverses fonctions dont celle de cuisinier aux Etats-Unis et en Ecosse…) en reliant à pied son domicile parisien à la maison familiale héritée de sa grand-mère venue de Russie, sise sur la commune de Roquebrune-Cap-Martin. Il était descendu, l’année dernière, de Paris vers Nevers en longeant notamment les canaux du centre de la France ; puis, plus tard, de Nevers à Saint-Etienne, de Saint-Etienne vers la Drôme, et le voilà à présent dans la dernière phase de son entreprise, des Baronnies jusqu’à la Côte d’Azur. Nos rythmes de marche et notre conversation se règlent naturellement, sans effort. Après nous être résignés à un bivouac sauvage, compte tenu de l’absence  apparente de localité proche susceptible de proposer un hébergement pour marcheurs, nous faisons finalement escale dans une chambre, ou plus exactement un dortoir d’hôtes au lieu-dit « Les Chaloux » : le propriétaire, un père de famille fort affable, a repris il y a 34 ans  une vieille bâtisse en piteux état que l’on peut encore voir en photo noir et blanc sur un mur de la salle à manger, qu’il a patiemment retapée tout en y ajoutant des annexes destinées à recevoir les marcheurs de passage. Autour : rien, sinon des prés, des forêts, des gorges… tout juste, au loin, une ancienne abbaye convertie en roseraie. 

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Le matin suivant, au petit-déjeuner, nous retrouvons les deux autres clientes des Chaloux, deux jeunes coréennes installées ici le temps d’une semaine : l’une vit à New-York où elle officie en tant qu’infirmière dans un service de pédiatrie néo-natale ; l’autre étudie le français à Lyon, mais nous n’aurons droit qu’à quelques bribes d‘un français à peine audible. Le propriétaire, qui a son franc-parler, nous dit redouter la montée du tourisme chinois dans la région ; selon lui, le but principal des Chinois s’aventurant en terre provençale est de se faire photographier au milieu des champs de lavande. Pour le reste, rien ou presque ne les intéresse, et certains acteurs du tourisme local se plient un peu trop à son goût aux ridicules exigences de ces visiteurs en proposant des menus chinois, car rien ne contenterait plus le Pékinois que l’on se conforme, en tous points de la planète, à ses habitudes alimentaires. Notre hôte, lui, préfère la fréquentation des Coréens, des Japonais, ou encore mieux des Allemands, et puis d’ailleurs l’isolement de son domaine doit le maintenir hors de portée des Chinois, qui se déplacent pour la plupart en véhicule de location et se risquent peu en dehors des grands axes de circulation. Avant que nous ne reprenions notre route vers notre étape suivante, Manosque, notre homme tient à briser, au cas où nous viendrions à en nourrir, nos fantasmes sur cette ville. Seul le petit noyau historique de Manosque trouve un peu grâce à ses yeux ; le reste de cette agglomération qui approche les 25 000 habitants serait d’une banalité affligeante. Je le crois volontiers : peu de villes, mettons au-delà d’un seuil critique de 5 000 habitants, échappent à une forme d’enlaidissement apparemment inexorable, par l’adjonction de lotissements ou d’habitats collectifs tous coulés dans le même moule, comme si l’exigence d’un faible coût de construction s’assortissait d’une obligation de laideur et de tristesse ; sans oublier ces immenses zones commerciales et industrielles dont les promoteurs et concepteurs ne connaissent rien d’autre que la surdimension, la tôle ondulée, les enseignes criardes, pour tout dire une vulgarité certaine. 

Notre progression nous fait passer par des localités dont on se demande comment une mairie peut y trouver légitimité. C’est le cas d’Oppedette, cent habitants d’après la carte IGN, probablement en partie dispersés dans quelques fermes isolées, quelque écart survivant dans d’obscurs vallons : c’est un bouquet de vieilles bâtisses agglutinées sur un éperon rocheux, en équilibre au-dessus des gorges du Calavon ; trois ou quatre ruelles absolument désertes en dehors de chats indolents, le chant d’une fontaine qui se répercute de mur en mur, des fenêtres hors d’âge, des carreaux poussiéreux, et des voiles crasseux derrière les carreaux, des touffes d’herbe qui poussent entre les pierres des murs… Une église cadenassée. Le seul bistrot qui existait encore a visiblement fermé ses portes. Seules quelques demeures joliment retapées attestent d’un habitat secondaire qui doit faire revivre, de loin en loin, cette minuscule bourgade, aux heures chaudes de l’été. 

Au fur et à mesure que nous nous rapprochons de la vallée de la Durance, le paysage s’humanise, le couvert forestier se fait plus rare, se morcelle, au profit de parcelles agricoles de plus en plus étendues. Nous arrivons en vue de Reillanne, gros bourg où nous faisons halte avant la lancée finale sur Manosque. Le gérant de la supérette où nous achetons de quoi recharger nos batteries nous apprend que 20 kilomètres nous séparent encore de la ville ; peut-être 15, au minimum, en coupant par les petites routes. Il est plus de 16 heures, j’ai l’impression d’avoir avalé une bonne journée de marche, mais Manosque m’appelle, m’intrigue, je veux l’atteindre ce soir, tout comme Sandrick. Le pouvoir d’un toponyme, sa musique, son accent, sa beauté… et la gloire d’un patronyme qui lui est devenu inséparable : Manosque, c’est Giono ; Giono, c’est Manosque. C’est à marche forcée, rasés par les voitures et les camions une partie du chemin, que nous atteignons la ville, par ses faubourgs effectivement très laids. Les pieds douloureux, les jambes lourdes, l’humeur un peu lasse, nous poussons jusqu’aux premières portes du vieux Manosque. Vingt heures ont déjà sonné. Nous avisons le premier hôtel, ayant abandonné l’idée d’aller dormir dans un gîte dont nous nous apercevons qu’il est situé à l’opposé d’où nous nous trouvons, dans les faubourgs sud-est de Manosque. 

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Je passe la journée suivante, le mercredi 1er juin, à Manosque, tandis que Sandrick poursuit sa route vers Gréoux-les-Bains. Marchant à un rythme moins soutenu que le mien, nous convenons que je le rattrape quelque part entre Gréoux-les-Bains et Riez. 

Manosque est à la fois une déception et une étape reposante. La déception : la maison que Giono avait achetée sur les hauteurs de la ville, Lou Pareis, a été vendue il y a peu, par l’une de ses filles. Elle ne se visite que le vendredi, sur rendez-vous préalable uniquement. Je ne la verrai donc pas. Giono avait fait de Manosque et de cette propriété le centre quasi unique de sa prodigieuse production littéraire. Il naquit, vécut et mourut à Manosque. En dehors de déplacements réguliers jusque dans le Trièves voisin dont il appréciait les paysages et dont il avait fait le principal lieu de villégiature de sa famille, et de rares voyages à l’étranger (surtout dans une Italie qui le fascinait), jamais il ne quitta sa ville. La quasi totalité de son œuvre, il la composa à sa table de travail, dans l’intimité de son bureau-bibliothèque, avec une régularité qui n’appartient qu’aux écrivains les plus purs, les plus entièrement dédiés à leur labeur créatif. Certains documentaires filmés ou photographies le montrent à son bureau, couchant ses phrases dans une écriture minuscule, serrée, droite, régulière, à l’aide d’une plume trempée dans un encrier et fixée au bout d’un porte-plume en bois très léger, dont il possédait toujours une réserve impressionnante disposée comme un jeu de mikado dans un pot sur le coin de sa table de travail. Il écrivait sur de grands cahiers, presque sans ratures, après avoir formé le canevas de son texte sur des carnets plus petits où il s’autorisait les errances, les hésitations, les reprises. Plus son récit filait, fluide, clair dans son esprit, plus son écriture se resserrait, jusqu’à quatre-vingt-sept lignes par page manuscrite. Giono porta son style, sa phrase, son sens du récit et du rythme, à leur plus haut niveau dès ses premières œuvres. Rarement un écrivain n’a atteint une telle maturité, un style aussi abouti, dès le commencement de son œuvre. Pourtant, les malentendus de l’épargnèrent pas, au premier rang desquels celui qui voulut faire de Giono un écrivain régionaliste, sous prétexte qu’il demeura toute sa vie à Manosque et puisa dans la région les décors de ses écrits les plus célèbres. Or, nombre d’exégètes de Giono ont battu en brèche cette image d’écrivain régionaliste. Si Giono situait l’action de ses récits en Haute Provence (mais aussi, pour beaucoup d’entre eux, dans le Trièves) et faisait parler ses personnages avec le langage des Provençaux, son propos dépassait largement le cadre des heurs et malheurs de la société provençale. Le décor et les personnages étaient le support d’une réflexion plus large ; passée la Trilogie de Pan, qui déjà amorce sa réflexion sur les rapports de l’homme à la nature, sa pensée s’affirme et s’affine au travers de ses convictions écologistes et pacifistes, dans des écrits engagés. Réalisant assez tôt les dérives du communisme, il prit rapidement ses distances avec le parti communiste dont il fut d’abord proche. On lui fit payer cher : le Comité national des écrivains, tenu par l’extrême gauche, fit obstacle à la publication de ses écrits jusqu’en 1950, au motif totalement absurde de collaboration : Giono avait opposé ses convictions pacifistes à son envoi au front durant la Première guerre ; ces faits le poursuivirent longtemps, et il n’y avait qu’un pas entre cette objection et le délit de collaboration près de 30 ans plus tard. Suivirent une série de romans où se lisent le pessimisme et l’amertume de Giono envers ses semblables. Ses premiers romans s’achevaient de manière heureuse, et témoignaient d’une confiance dans l’homme. Ses romans historiques (Giono s’écarte alors de son époque), témoignent d’un pessimisme lucide, loin de l’image folklorique, joliment provençale, que l’on collait à l’écrivain. Une chose l’irritait : qu’on l’apparente à Pagnol.  Cela trahissait une incompréhension de son œuvre, dont on ne retenait que le côté chromo-provençal censé plaire au lecteur qui entendait chanter les cigales et l’accent du midi. Giono eut certainement un lectorat plus lucide, qui entendait ses intentions, et qui continue d’exister. S’il est vrai que Giono a puisé dans la terre de Haute Provence la substance que la vigne puise dans le sol d’un terroir, il en a fait la matière d’une pensée qui déborde amplement ces terroirs pour atteindre avec poésie et simplicité à des thèmes universels. Sa nouvelle intitulée « L’homme qui plantait des arbres » constitue l’éclatante synthèse de ces thèmes, au travers d’une histoire simple comme il savait les raconter dans son style clair, solide, rythmé d’envolées lyriques, teinté de la sensualité qui ressortait d’images précises et odorantes dont fourmillaient ses phrases. 

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Ce matin, je déambule dans le vieux Manosque, ses ruelles étroites qui vont tantôt droit tantôt en crabe, selon un tracé assez brouillon, comme  improvisé, débouchent par des trous de souris sur des placettes qui donnent un peu d’air, où prospère un arbre qui fait de l’ombre à lui tout seul d’un bout à l’autre du lieu. Quelques portes monumentales subsistent, qui scandaient des remparts disparus, remplacés par un boulevard circulaire. Des noms de rue semblent tout droit sortis de romans de Giono : Casimir Pelloutier, Ernest Esclangon… En dépit de la surface réduite de ce centre historique, je m’y perds aisément et, comme dans un labyrinthe, je suis rejeté invariablement sur les mêmes placettes enserrées dans leur corset de vieilles demeures, retrouvant les mêmes visages attablés devant un café, les mêmes groupes d’hommes épluchant les pronostics de « Paris-Turf » ou « Tiercé-Magazine ».  

Près de l’hôtel de ville, je suis attiré par la sobre façade de l’église Notre-Dame-de-Romigier ; j’y fais un tour et juste avant de sortir, je note la présence d’une dame, assez âgée, assise sur une chaise d’église un peu bancale, devant son ouvrage de broderie. Au mur sont accrochées des tapisseries aux thèmes les plus éclectiques, dont elle est l’auteure. Je m’approche et engage une conversation, qui va se prolonger une bonne heure et demie. Marie-Hélène est bretonne ; elle a passé son enfance sur la côte des Abers, près de Lannilis, où sa mère l’avait mise en pension chez les sœurs dont la rigidité des concepts éducatifs semble lui avoir laissé un souvenir assez cuisant. C’est là cependant qu’elle fut initiée à la broderie, art pour lequel elle conçut un tel engouement que les sœurs devaient la réprimander lorsqu’elle s’y mettait le dimanche, jour de repos obligatoire, ce qui jetait Marie-Hélène dans une profonde frustration. Elle n’avait qu’une idée en tête, devenir artiste, au grand désespoir de sa mère, dont la réplique, invariable, fusait à chaque évocation de ce projet : « Apprends d’abord un métier ». Finalement, têtue comme une Bretonne, Marie-Hélène fut admise aux Beaux-Arts de Paris. Elle embrassa une vie de peintre mais c’est un linguiste qu’elle épousa, arabisant issu de l’Institut des Langues orientales, monté de sa Provence natale. Dans les années 1960, l’Arabie Saoudite n’était encore qu’un Etat peu développé parcouru par des tribus nomades, mais déjà sous l’emprise du wahhabisme de la dynastie Al Saoud, dont les ambitions s’affirmaient depuis longtemps déjà (l’enrichissement de l’Arabie Saoudite par les revenus pétroliers ne pris une réelle ampleur qu’à partir des années 1980). Aussi curieux que cela paraît, il fut décidé de créer un centre culturel français à Riyad, et c’est l’époux de Marie-Hélène qui fut chargé de mettre sur pied cette institution. La ville, aujourd’hui gigantesque métropole de près de 5 millions d’habitants, n’était, à l’époque où Marie-Hélène y arriva, qu’une grosse oasis de 150 000 âmes à peine, perdue dans les immensités hyper arides du plateau du Nejd. Marie-Hélène s’improvisa institutrice dans une école peu ou prou francophone, apprit des rudiments d’arabe sur le tas, et vécut deux ans dans cette ville et ce pays d’un autre âge, où très peu d’étrangers avaient accès. Il s’était écoulé moins de 20 ans entre le séjour de Marie-Hélène et de son mari et les grands voyages de découverte que l’explorateur britannique Wilfried Thesiger avait effectués, notamment dans les grands ergs du Rub-al-Khali, à une époque où il était probablement le premier occidental à effectuer la traversée intégrale de ce « quart vide » de la péninsule arabique en compagnie des indomptables nomades dont il avait su gagner la confiance et l’amitié, ce dernier fait étant à lui seul un exploit. Il faut imaginer ce que représentait à l’époque, dans ce royaume très fermé, creuset d’un islam rigoriste, terrain d’un nomadisme multiséculaire encore très actif, la présence d’une Bretonne élevée par les sœurs catholiques d’une petite bourgade nichée au fond de l’Aber Wrac’h, passée par les Beaux-Arts de Paris, improvisée institutrice dans une école de Riyad dont les jeunes élèves n’avaient sans doute jamais entendu parler de la France ni d’aucune autre contrée au-delà des territoires tribaux de leurs ancêtres, en dehors des lieux saints de l’Islam sis à l’autre bout de la péninsule arabique, dans les montagnes du Hedjaz. Marie-Hélène s’adapta de son mieux : l’interdiction de la broderie dominicale imposée par les sœurs de son enfance dû lui paraître une restriction bien légère au regard de la vie des femmes saoudiennes qu’elle côtoyait, dont il était plus rapide de faire la liste des droits que celle des non-droits. Afin de s’extraire de temps à autre du régime d’austérité imposé aux femmes et du surcroît au femmes étrangères, elle revêtait le voile intégral des  saoudiennes et sortait en compagnie des relations féminines qu’elle avait pu nouer par l’entremise des relations professionnelles du couple. Plus tard, Marie-Hélène et son mari se transportèrent à Djeddah, le grand port saoudien de la Mer Rouge, pour je ne sais quelle autre mission. La chaleur y était étouffante, mais les occupations plus variées. Ils visitèrent le Yémen, à partir d’Aden, et Marie-Hélène garde un souvenir enthousiaste des villages perchés des enivrons de Sanaa, avec leurs terrasses culturales et leurs maisons fortifiées à étages qui ont fait l’admiration de générations de voyageurs. En Arabie, Marie-Hélène circulait en Citroën deux-chevaux, ou plus exactement se faisait-elle conduite à bord de ce véhicule par le chauffeur saoudien mis à sa disposition. Un jour, ce dernier eut l’idée saugrenue de passer, avec la deux-chevaux, sous un dromadaire qui stationnait en travers de la piste. Il surestima la hauteur sur pattes du camélidé qui se retrouva ainsi à plat ventre sur le toit de la deux-chevaux, les pattes s’agitant dans le vide ou tambourinant sur la carrosserie, blatérant tant et plus en guise de protestation. Je ne suis pas certain que la scène se soit reproduite depuis… Aujourd’hui, Marie-Hélène est installée près d’Apt, une ville qu’elle qualifie de « moche », avec son octogénaire d’époux, qui s’est mis à apprendre l’hébreu. Après une vie de peinture, elle a décidé il y a quelques années de reprendre la broderie, comme un retour à sa passion d’enfance, et tourne dans la région pour exposer ses œuvres. Un jour, elle est retournée voir Lannilis, qu’elle a à peine reconnue. 

Je monte sur la colline qui domine Manosque, baptisée le Mont d’Or, par une pente baptisée Montée des Vraies Richesses. C’est là, le long de cette rue, que se trouve la maison de Giono, dans un quartier qui du temps de l’écrivain était encore à la campagne, aujourd’hui rattrapé par l’urbanisation. La colline est couverte d’oliviers et offre une vue dégagée sur l’ovale de la vieille ville, avec son paquet de rues serrées d’où pointe nettement le clocher de Notre-Dame-de-Romigier, et sur tous les environs, moins avenants, de la ville. La vallée de la Durance, large et tapissée d’un parcellaire-mosaïque, se perd dans les brumes de chaleur. Au sommet du Mont-d’Or, un panneau reproduit ces lignes de Giono : « Ce beau sein rond est une colline ; sa vieille terre ne porte que des vergers sombres. Au printemps, un amandier solitaire s’éclaire soudain d’un feu blanc, puis s’éteint. Ainsi, du haut de cette colline ronde et féminine, on voit tout le large pays ».
 
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Je quitte Manosque le jeudi matin, sous un soleil radieux mais le long d’une route à gros gabarit (celle qui relie la ville à l’autoroute Aix - Gap). Voitures et camions rasent à toute allure le frêle marcheur dans la plus grande indifférence. Un pont enjambe le lit de la Durance, très large et peuplé d’îlots caillouteux et broussailleux entre lesquels serpentent des chenaux d’eau vive. Passé l’axe autoroutier, la circulation se calme et un kilomètre plus loin, l’itinéraire du GR4 quitte enfin le bitume rugissant pour partir à l’assaut d’un plateau au dessus de la vallée de la Durance. Je retrouve le calme et la sérénité de la campagne provençale. Le chemin est large, son profil est régulier, je progresse assez vite et atteins peu avant midi les hauteurs de Gréoux-les-Bains, cité thermale bourdonnante de curistes. C’est jour de marché. Je fais provision de figues sèches, meilleures alliées du marcheur. Le temps d’un pique-nique sur un banc public, j’observe le défilé des rhumatisants et des emphysèmateux avec leurs petites besaces de curiste, qui reviennent de leur soins aquatiques ou de je ne sais quel tartinage de boue facturés à prix d’or aux assurances maladie de tout l’hexagone. Ils vont prendre d’assaut les terrasses des restaurants et des cafés, probablement ragaillardis par ces attentions salvatrices. 

A nouveau extrait de cette ruche non pas bitumée mais néanmoins bétonnée, je retrouve assez vite une atmosphère calme sur les rives du bas Verdon où me mène le GR4.  Le chemin grimpe alors à travers une forêt de pins pour atteindre une vaste étendue plane, occupée par de grandes parcelles céréalières : j’aborde le plateau de Valensole. A Saint-Martin-de-Brômes, village niché au fond de la vallée du Colostre, un affluent du Verdon, je retrouve mon compagnon Sandrick. Il n’a quasiment pas fermé l’œil de la nuit, a grelotté sous sa tente au camping de Gréoux, s’est réchauffé comme il a pu ce matin sous l’eau chaude des douches du camping, et lézarde à présent au soleil au terme d’une sieste réparatrice. Nous discutons un moment avec un marcheur suisse qui revient des gorges du Verdon et se dirige vers Manosque, puis repartons vers Riez, où nous comptons faire étape. Nous longeons une ligne de crête assez monotone, la végétation, principalement des conifères, nous cache la vue sur la vallée du Verdon. Nous progressons à travers un espace où nous nous sentons parfaitement seuls. A part un couple de marcheurs que nous croisons au dessus de Saint-Martin-de-Brômes, deux ou trois véhicules plus loin sur une petite route, et le survol insolite, à très basse altitude, d’un gros hélicoptère de combat sans doute en plein exercice, pas âme qui vive. Deux kilomètres avant Riez, nous faisons étape dans une chambre d’hôtes, juste avant qu’une grosse averse ne s’abatte sur notre toit pour la nuit. 

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Riez et ses vestiges romains (en fait, quelques colonnes miraculeusement debout et des chapiteaux à moitié rongés par le temps, couchés dans les hautes herbes) nous accueille sous un grand soleil. Nous prenons place à une terrasse de café, à l’ombre des platanes. L’ambiance est joyeuses, mes ampoules aux pieds ne sont plus qu’un mauvais souvenir, mon barda me semble à présent léger, le pays est magnifique, mon compagnon de marche n’est pas compliqué pour un sou, nous nous entendons à merveille… Quelques provisions pour le déjeuner et nous repartons, après cette longue pause dans Riez. Le sentier s’élève aussitôt, abrupt, vers une hauteur plate et boisée qui dominent Riez et offre une belle vue. Il y a là, au fond d’une clairière qui s’ouvre dans la pinède, une chapelle dédiée à Saint-Maxime, qui jouxte une petite communauté de clarisses. Nous décidons, déjà, de faire de ce lieu enchanteur notre salle à manger pour le déjeuner, en admettant la lenteur de notre progression aujourd’hui. Dans l’après midi, à nouveau le plateau, que se partagent champs de blé et de lavande et plantations de chênes truffiers sur des sols ocre-brun et caillouteux. Le point rouge des coquelicots envahit les bordures des parcelles céréalières en une myriade de notes vives. Le ciel à l’horizon est gagné par un épais couvert de nuages gris-argentés, puis s’assombrit de plus en plus au dessus de la barre montagneuse qui s’étend devant nous, à l’est.  Le contraste entre ce plafond nuageux sombre, tourmenté, et l’étendue blonde des blés, les rangs mauve-clair des champs de lavande, est saisissant. Le plateau est à présent nu et plus solitaire que jamais. Nous parvenons sur son rebord oriental, qui surplombe la vallée de la Maïre par une corniche abondamment boisée. Une grosse averse s’abat sur nous, si soudaine que je suis déjà bien mouillé avant d’avoir pu enfiler ma veste imperméable et protégé mon sac. Nous effectuons à présent une grande descente vers le village de Moustiers-Sainte-Marie, accroché, de l’autre côté de la vallée, aux premiers talus rocheux que surplombe l’impressionnante crête du Montdenier. 

Nous logeons dans une chambre d’hôtes en contrebas du village, un peu à l’écart de celui-ci. En allant acheter quelques victuailles dans le village-même, je découvre des ruelles envahies de touristes, encombrées de boutiques qui vendent toutes les mêmes objets en faïence, les mêmes flacons de lavande, les mêmes reproductions d’aquarelles montrant les mêmes vues typiques de Moustiers. Je ne suis qu’au début de mon voyage et j’ai déjà l’impression de me heurter aux désillusions inhérentes à ma détestation du tourisme de masse. Moustiers-Sainte-Marie figure sur la liste des plus beaux villages de France. Le charme de ces ensembles, qui tient objectivement à la conservation d’un patrimoine architectural civil et religieux quasi intact, bien entretenu, mais aussi à leur intégration remarquable dans un contexte géo-historique passé et qui offre au visiteur une vue intelligente sur les logiques d’aménagement mises en œuvres par nos ancêtres, ce charme m’apparaît rompu lorsque à ces témoignages miraculeusement vivants du passé viennent s’agréger, comme une armée de parasites sur un organisme, les ingrédients d’une mise en scène, d’une surexploitation du décor. Le seul résultat visible à mes yeux est la rupture de l’équilibre que les sociétés villageoises d’autrefois avaient su trouver entre leur environnement naturel, le modèle économique pour en tirer partie, et l’empreinte bâtie qu’était leur lieu de vie, le bourg. De la préservation de cet équilibre (certes difficiles à assurer dans un cadre géo-économique qui n’est plus, de loin, le même), dépend le sentiment  éprouvé par le visiteur de passage venu entendre la musique particulière des lieux, cette harmonie venue de si loin et toujours là, comme un baume soulageant dans un monde où tout doit aller très vite, rien ne doit être statique, où le moment présent est considéré comme pure perte… La marchandisation de ces espaces brouille cette harmonie ; non seulement elle les enlaidit, mais elle artificialise leur essence même en les réduisant à de vulgaires galeries marchandes. 

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Le lendemain nous attaquons l’ascension de la crête de d’Ourbes par un sentier très escarpé qui ne cesse zigzaguer étroitement dans un environnement chaotique. La surprise est constante, tant notre progression semble nous mener au-dessus du vide, vers des à-pics impossibles à franchir : mais le sentier finit toujours par trouver un passage, in extremis, par quelque acrobatique lacet autour d’un piton au détour duquel se découvre un passage minuscule. Du rebord de la crête, qui nous porte à plus de 1 000 mètres d’altitude, le regard embrasse les eaux émeraude du lac de Sainte-Croix, et au-delà, la surface étonnamment plane du plateau de Valensole, que nous parcourions les jours précédents. Sur notre gauche, on devine les hautes falaises qui marquent l’entrée du canyon du Verdon. Nous trouvons un peu plus haut encore, après avoir croisé un groupe de marcheurs italiens, un lieu idéal, à l’ombre de jeunes sapins et bénéficiant d’un panorama parfaitement dégagé, pour saucissonner. Tout au loin, j’aperçois la silhouette sombre et massive du Ventoux, au sommet duquel je me trouvais il y a neuf jours exactement.  Le ciel se charge de nuages. Nous repartons vers La Palud-sur-Verdon sous une fine pluie, par des chemins forestiers sombres.
La Palud-sur-Verdon consiste en un bourg de vieilles bâtisses blotties les unes contre les autres en un rectangle de taille fort modeste, posé sur un vaste replat verdoyant suspendu entre la montagne et les gorges du Verdon. Un semis de fermes et de constructions plus récentes destinées à accueillir les visiteurs venus du monde entier s’étend autour du vieux bourg. En effet, La Palud est située aux portes des gorges du haut Verdon, réputées pour être le plus grand canyon d’Europe. Les falaises qui encadrent le cours de la rivière, patiemment creusées taillées par ses eaux sur des dizaines de millions d’années dans la masse calcaire, attirent des grimpeurs de toute la terre, dans le sillage du plus illustres d’entre eux, qui avait élu domicile sur la commune de La Palud, Patrick Edlinger. Au début des années 1980, un jeune documentariste, Jean-Paul Janssen, révéla au monde les exploits de ce jeune grimpeur à travers un reportage, « La vie au bout des doigts », où one le voyait, pieds nus, vêtu d’un simple short et les cheveux retenus par un bandana, armé d’une simple poche de poudre de magnésite, enchaîner les figures les plus extravagantes et les plus gracieuses pour se hisser sur les falaises à-pic des gorges du Verdon, sans aucune assurance en cas de chute. Jamais, sans doute, on avait atteint un tel degré de virtuosité et de prise de risque dans le domaine de l’escalade ; jamais aussi on avait assimilé à ce point ce sport, et peut-être toute autre forme d’activité sportive, à un art. Voir Patrick Edlinger progresser le long d’une surface rigoureusement verticale, ne s’agrippant qu’aux menues anfractuosités, fissures et aspérités de la roche, semblant à chaque instant parvenu aux limites physiques de son ascension mais à chaque instant trouvant une issue, un enchaînement, une solution par quelque invraisemblable contorsion, relève non seulement d’un spectacle d’acrobatie hors du commun, mais aussi d’une beauté à couper le souffle. Car rien de l’effort consenti, fruit d’une hygiène de vie et d’une force mentale dignes des ascèses les plus sévères, ne transpirait du beau visage de Patrick Edlinger dans les phases les plus délicates de ses escalades. Cet homme avait fait de son art un art total, sans concession, sans compromis. A l’image d’un corps tout entier sculpté pour les besoins de son objectif, sans un milligramme de graisse, devenu en quelque sorte bloc de roche, souple et mouvant, l’esprit du grimpeur se fondait dans cette nature minérale et verticale dont il entendait épouser les formes et la matière. Il en allait de sa survie : le moindre écart, la moindre crampe, la moindre erreur d’interprétation de la surface rocheuse condamnait le grimpeur à la chute et à une mort presque certaine. Seule une communion totale avec l’élément naturel, aussi physique que spirituelle, donnait une chance à Patrick Edlinger, dans la voie qu’il avait faite sienne, de préserver sa vie et de continuer de vivre comme il l’entendait. Au-delà des prouesses physiques qui engendrèrent une vogue de l’alpinisme extrême, le personnage de Patrick Edlinger fascine par cette forme d’engagement total : bien plus que ses exploits techniques, il était à la recherche d’un idéal de vie qui, paradoxalement, frôlait sans cesse la mort, et faisait de chaque issue de voie d’escalade une extase plus forte, plus belle, plus unique que n’importe quel autre plaisir de la vie. A l’instar des grands artistes, il se mettait au défi de remettre sans cesse son ouvrage sur le métier, pour renouveler et entretenir le feu dont il avait fait son existence. Un peu à la manière des grands instrumentistes : je pense à un soliste comme Alfred Brendel qui, toute sa vie, a joué et rejoué les sonates de Beethoven et en a fait, aux tournants de sa vie d’artiste, des enregistrements différents, réinterprétant à chaque nouvelle prise le cycle de ces sonates comme une renaissance à lui-même en regard du miroir repoli d’un univers qui le faisait respirer. Patrick Edlinger parcourait le monde à la recherche des parois les plus exigeantes, mais le haut Verdon resta son ancrage. Une grave chute lors d’un entraînement dans les Calanques en 1995 marqua le début de son retrait progressif de la très haute compétition d’escalade. Il mourut (ironiquement, si l’on peut dire) d’une chute dans un escalier, chez lui à La Palud-sur-Verdon, en 2012, à l’âge de 52 ans. Le fait que l’on s’intéresse ou non au monde de l’escalade de très haut niveau ne devrait pas décider de l’écho que suscite en nous le nom de Patrick Edlinger. Sa personnalité et sa démarche allaient bien au-delà de l’exploit sportif. S’il popularisa la discipline et suscita bien des vocations, longtemps il se tint à l’écart de sa médiatisation. Ce qui le motivait par-dessus tout était le rapport qu’il entretenait avec la nature, cette confrontation avec la verticalité, les forces géologiques, l’établissement d’une harmonie entre sa propre mécanique mentale et corporelle et le vide, la paroi, le danger, parfaitement statiques et indomptables, jusqu’à atteindre ce point d’équilibre, à la lisière de la mort, à l’apogée de la vie, qui donnait un sens profond à son existence. 

Bien qu’y convergent de très nombreux grimpeurs venus du monde entier, le village de La Palud n’en garde pas moins une taille très modeste. Ici, point de délires immobiliers et  boutiquiers : ce gros pâté de maison évoqué plus haut qui, avec quelques fermes isolées alentour totalisent 250 habitants, deux bars et quelques points de restauration rassemblés au carrefour central qui fait office de centre-bourg, une supérette avec une pompe à carburant, un hôtel un peu en déshérence, un autre, nettement  plus chic, et une auberge de jeunesse à l’écart du village. Et, face à l’église toute simple, le gîte d’étape Arc en Ciel. C’est là qu’avec Sandrick nous nous accordons un repos dominical. Le gîte est tenu par un petit brin de femme très nature. Native du Val-d’Oise et longtemps résidente du quartier Barbès à Paris, elle est venue s’installer dans ce coin de Haute Provence il y a dix-huit ans. Son gîte, qui jouxte le petit bureau de poste (car oui, il y a un bureau de poste à La Palud-sur-Verdon, qui n’ouvre que le matin) accueille 9 mois de l’année grimpeurs, marcheurs, motards et cyclistes qui se partagent au second étage d’une vieille bâtisse une douzaine de couches réparties sur d’immenses lits doubles superposés. Ce soir-là, nous partageons le gîte et la table avec un groupe de cinq retraités montés de Saint-Rémy de Provence et qui iront user leurs semelles le long du fameux sentier Blanc-Martel, dans les gorges. Le groupe est composé de deux couples et d’une troisième femme, qui doit être la sœur d’une des épouses, mais de tout le repas on n’entend pratiquement que les femmes. L’une d’elle, installée à ma droite à la grande table commune où nous prenons notre dîner, aurait sa place dans un film de Pagnol : visage sec, geste théâtral, verbe fleuri où s’invitent les « peuchère » et autres éléments franco-provençaux. Lorsque j’évoque le démarrage de mon périple en montagne ardéchoise, elle a cette réplique admirable : « L’Ardèche ! Quelle misère là-bas ! Une misère telle que les corbeaux volent à l’envers pour pas la voir ! » Une autre femme du groupe nous parle de sa fille qui travaille dans la branche humanitaire et qui, à ce titre, est en mission en Corée du Nord, dont on connaît les graves et aberrants problèmes de malnutrition d’une partie de la population. Là, effectivement, me dis-je, les corbeaux pourraient légitimement voler à l’envers.

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Le jour suivant, avant de reprendre notre marche vers les gorges, je croise une Autrichienne un peu étrange que j’ai rencontrée la veille dans l’un de deux bars du village, après l’avoir aperçue plus tôt dans l’après-midi faisant une sieste dans son hamac. Ses traits un peu ingrats me font penser à ceux de l’acteur Klaus Kinski, cheveux longs et gras en plus. Elle parle un français très honorable, sur un rythme saccadé et, sans que je comprenne exactement si elle exerce cette passion en qualité de professionnelle ou de dilettante, elle écume depuis des années le sud de la France à la recherche de vestiges archéologiques. Ce jour, elle doit remonter vers Castellane où se déroule une fouille qui a l’air de l’intéresser au plus haut point. Hier, c’est la tablette assortie d’un clavier amovible dont je me sers pour écrire mes textes qui a attiré son attention et lui a fourni un prétexte pour s’inviter à ma table ; s’en est suivi toute une série de considérations assez obscures sur ses démêlés avec les technologies modernes, et notamment la téléphonie mobile, avant que je n’aiguille la conversation sur les raisons de sa présence en ces lieux. 

Nous nous mettons en marche alors qu’une brume épaisse nous cache encore le paysage. Dès que le soleil a pris assez de hauteur, le voile se déchire, se lève et disparaît, découvrant un spectacle d’une rare puissance : nous progressons le long d’une petite route zigzaguant le long d’une corniche, suspendue au-dessus des gorges du haut cours du Verdon. Le chant de la rivière est perceptible de ce balcon très haut perché, mais aussi loin que notre regard peut descendre, nous ne parvenons pas à distinguer les eaux. Il est tôt, le fond des gorges est encore plongé dans une quasi-pénombre. Sans doute les parties les plus étranglées du canyon ne sont-elles ensoleillées que quelques dizaines minutes par jour, lors du passage du soleil à son zénith. La route de corniche le long de laquelle nous progressons suit à peu près le contact entre le versant et l’à-pic, nous offrant des vues imprenables sur ce prodigieux objet géomorphologique. Les parois, fruit du travail de ce cours d’eau dont on a mal à croire, tant son aspect actuel est modeste, qu’il ait pu accomplir pareille tâche érosive, portent toutes sortent de modelés à la faveur desquels croît une végétation pleine d’énergie, que rien ne décourage. Le long des fissures, brèches et autres diaclases, au moindre replat ou surplomb, parfois même le long d’une frontière entre deux strates géologiques, poussent des arbustes dont les racines doivent aller fouiller la roche à la recherche des infiltrations d’eau que la nature calcaire du terrain permet. Le Verdon (dont le nom vient de la couleur vert émeraude des eaux, où précisément se reflète ce couvert forestier qui l’enserre de près) semble avoir scié le massif dans lequel il a creusé son lit de manière si incisive que son travail doit constituer, aux yeux des connaisseurs, un véritable manuel de géologie à ciel ouvert. 

Parvenus au Chalet de la Maline, en équilibre au-dessus des gorges, Sandrick et moi nous séparons. Je vais descendre au fond par le sentier Blanc-Martel, tandis qu’il poursuivra par les routes de corniche, et nous nous rejoindrons au lieu dit « Le Point sublime », où le sentier aboutit au terme d’une douzaine de kilomètres au fond des gorges. Cet itinéraire est baptisé du nom du célèbre spéléologue Edouard-Alfred Martel, qui explora la région au début du XIXe siècles pour y effectuer des relevés hydrologiques, et de celui d’Isidore Blanc, un instituteur des environs qui lui servit de guide. Il fut aménagé en 1928 et a été récemment remis en état dans ses parties les plus délicates. Un autre itinéraire, situé sur la rive gauche du Verdon un peu plus en aval, le sentier Imbut, propose un parcours beaucoup plus périlleux, en cul-de-sac, que doivent s’épargner les marcheurs sujets au vertige. 

Le sentier file en montagnes russes, s’approchant et s’élevant alternativement au-dessus du cours d’eau dont le bruissement se répercute contre les parois qui l’enserrent et qui font comme une caisse de résonance. Les parties hautes du sentier offrent des perspectives saisissantes, en contre plongée, sur les parois qui se parent de teintes contrastées, du blanc au brun foncé en passant par le jaune ocre ou la couleur rouille, colorations liées en partie à l’oxydation de la roche exposée à l’air libre associée aux différents degrés d’humidité selon l’ensoleillement, le parcours des eaux d’infiltration à travers les strates… Parfois, l’affouillement de la falaise par le Verdon a ménagé des abris sous roche, véritables grottes, qu’on appelle ici des baumes, à différentes hauteurs de la paroi, et qui sont autant de témoins de l’ancien niveau de la rivière. A l’endroit où le sentier approche un méandre très serré du Verdon et dans lequel s’avance un éperon rocheux vertigineux qui barre le passage aux marcheurs, les créateurs du parcours ont aménagé un passage par une brèche, dite brèche Imbert, très étroite. Pour la franchir, le sentier s’envole d’un coup, en un escarpement très violent, à 150 mètres environ au-dessus du cours de la rivière, s’insinue dans un passage très exigu puis, pour redescendre de l’autre côté de la brèche, emprunte une volée d’échelles (qui s’apparentent à ces escaliers très raides que l’on trouve à bord des navires marchands) hardiment aménagées pour permettre un passage aux randonneurs. Elles ont été démontées et réinstallées à neuf l’hiver 2012-2013. 

Après la brèche Imbert, hormis quelques passages un peu délicats par des baumes perchées à une trentaine de mètres au-dessus du Verdon, le sentier est assez aisé : il file droit, sans grandes dénivelées, et à l’approche du Point sublime ont été creusés deux tunnels qui permettent un trajet plus direct. Le tunnel dit du Baou mesure près de 700 mètres de long et je dois, pour ne pas me retrouver dans une obscurité totale, faire usage de ma lampe frontale. 

Je retrouve, comme convenu, Sandrick à ma sortie des gorges, au Point Sublime. Nous nous mettons sans trop tarder en marche vers notre objectif du soir, un village nommé Tregance. Pour accélérer notre progression et arriver avant la nuit, nous empruntons le bitume, suivant une route qui longe le Verdon. Les gorges deviennent de moins en moins profondes, leur profil s’évase, les parois s’écartent du cours dont les eaux perdent la teinte verte qu’elles ont au fond du grand canyon. Peu après l’avoir recoupé pour passer sur sa rive gauche, nous franchissons par la même occasion la frontière entre les Alpes de Haute Provence et le Var. Tregance consiste en une grappe de jolies maisons accrochées à un escarpement au sommet duquel subsiste un ancien château fortifié reconverti en hôtel-restaurant de charme.  La maison qui, en bas du bourg, abrite le gîte où nous faisons étape, servait au seigneur de Tregance pour loger ses maîtresses, qu’il rejoignait secrètement par un souterrain comblé il y a quelques années pour empêcher les enfants de s’y aventurer.

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Le haut Var, qui va constituer notre étape suivante, s’annonce, à l’étude de la carte, particulièrement désert. Mathilde, nôtre hôtesse à Tregance, nous indique les rares possibilités d’hébergement, mais nous optons pour un village qui nous rapprochera le plus possible de notre destination finale, Grasse, pour faire de notre dernière journée de marche une simple formalité. Passé Jabron, un hameau où nous ne croisons que la factrice en train de remplir sa bouteille d’eau à la fontaine du bourg et un habitant ayant orné le pas de sa porte d’un panneau qui proclame que « La vie est un miracle », nous entamons une longue montée vers des plateaux portés à plus de 1 200 mètres d’altitude. Le ciel devient menaçant. De loin, grâce à la vue que nous offre notre position haute, nous voyons fondre sur nos bien frêles silhouettes une ondée accompagnée de craquements et roulements de tonnerres impressionnants. Nous avons à peine le temps de passer nos vêtements de pluie que nous nous trouvons pris dans un orage de grêle qui nous oblige à stationner sur le bord de la piste où nous  nous sommes engagés. Un pick-up, puis une automobile, qui passent par-là, nous offrent de monter à bord. C’est mal connaître la mentalité têtue, l’inébranlable persévérance qui caractérise la caste des marcheurs au long cours dont nous rêvons de gagner les galons. Je songe avec amusement à une épisode du récit de Bernard Ollivier, « Longue Marche » : parti d’Istanbul, il traverse toute la Turquie à pied, comme première étape du périple qui doit le conduire, le long des anciens itinéraires de la soie, jusqu’à Xi’an. Ses évocations de la réaction ahurie des policiers ou militaires turcs qui l’invitent à prendre place à bord de leurs véhicules, face à son refus insistant, sont savoureuses. Parvenu à quelques dizaines de kilomètres de la ville d’Erzurum, dans le Kurdistan turc, point final de la première partie de son aventure, il s’écroule au bord de la route, victime d’une dysenterie. Une fois rapatrié en France et rétabli, il regagne, en avion, Erzurum, d’où il prend un autocar qui emprunte la route où son périple s’est achevé dans la douleur. Reconnaissant l’endroit précis où la dysenterie a interrompu sa marche, Bernard Ollivier se précipite vers le chauffeur et lui demande de le laisser descendre. Incompréhension du chauffeur : « Là ? Mais, regardez… Il n’y a rien, de la steppe et rien d’autre… » Mais notre aventurier n’en démord pas, il doit marcher sur la portion de route que la maladie lui a volée quelques mois plus tôt, quitte à passer pour un type complètement dérangé aux yeux du chauffeur et des autres passagers de l’autocar, quitte à se mettre en colère pour faire céder le chauffeur… 

Pendant ce temps, la pluie violente qui s’abat sur Sandrick et moi nous trempe en moins d’une minute. Je sens déjà l’eau pénétrer mes chaussures et je gémis intérieurement à l’idée de devoir marcher dans des chaussettes mouillées pour le restant de la journée et probablement aussi le jour suivant. Un peu plus loin, nous nous abritons sous une petite remise de fortune où est stocké le bois de chauffage d’une maison toute proche de là. La pluie a un peu faibli, mais une nouvelle ondée s’annonce. Nous faisons salon, assis sur des bûches de sapin, tout en saucissonnant avec les dernières réserves de cochonnailles que Sandrick a sauvées de la fringale du randonneur. J’aime la compagnie de ceux qui ne manquent jamais de conversation, ce qui est paradoxal pour celui qui dit aimer la solitude et le silence. Mais rien ne m’est plus embarrassant que le face à face avec celui ou celle avec qui l’onde causante ne passe pas. L’appréciation de cet art est délicate. Peut-être suffit-il d’articuler des paroles intelligibles, dira-t-on, pour savoir converser. Naturellement, c’est un peu plus subtil. Sans doute un bon causeur ne saurait pratiquer son art avec le premier partenaire venu. Tout est affaire d’accord entre des éléments aussi divers que les personnalités mises en présence l’une de l’autre, le cheminement d’un sujet à l’autre selon les connaissances et les curiosités de chacun, l’attention mutuelle entre les deux causeurs (converser relève autant d’un art de l’écoute que du discours), l’habileté dans l’exercice de la critique, de la contradiction, qui sait éviter l’affrontement et mettre en forme le désaveu… Quand elle roule sans à-coups, quand elle coule fluide et claire, quand elle marque sans gêne ses silences et ses reprises sans contrainte, la causerie est la surface audible d’une rencontre qui devait arriver. Pendant que nous guettons une accalmie, Sandrick évoque ses années américaines, durant lesquelles il écuma les circuits de courses de moto de la Nouvelle-Angleterre et du Canada. Il avait trouvé un emploi de serveur dans un restaurant de la côte Est. Un jour, en l’absence du cuisinier, le patron dut le remplacer au pied levé. Comme Sandrick était Français, nécessairement, il devait savoir cuisiner. Et c’est ainsi qu’il devint cuisinier, à l’improviste, à la débrouille. Plus tard, dans le sillage d’une petite annonce, il alla exercer ses talents en Ecosse. La suite le projeta dans d’autres sphères, d’autres univers, avant cette retraite légèrement anticipée qui ne l’empêche pas de continuer à cultiver sa personnalité de touche à tout, son insatiable curiosité, son sens du partage par la conversation…
La journée s’écoule au rythme des ondées et des roulements de tonnerre. Nous devons atteindre avant la nuit la petite localité de Mons, perchée dans l’arrière-pays cannois, et compte tenu du chemin qui nous reste à couvrir et des conditions atmosphériques exécrables, cela s’annonce difficile. Je grelotte dans mes vêtements humides, l’intérieur de mes chaussures a pris l’eau, je reprends la route à un rythme accéléré, en jouant excessivement de mes bâtons de marche, dans l’espoir de me réchauffer. Peu avant la petite localité de La Bastide, nous perdons le fil des marques bicolores qui jalonnent le GR4 et nous égarons temporairement entre une ferme isolée et le village. Nous soupçonnons le propriétaire de la ferme en question d’avoir volontairement effacé les marques pour manifester son opposition au droit de passage des randonneurs sur ses terres ; cela arrive régulièrement. La journée se poursuit, maussade et humide. L’itinéraire gravit les hauteurs de la montagne de Lachens par une piste sans fin où alternent faux-plats et raidillons. La présence du camp militaire de Canjuers, vaste terrain de manœuvres, nous oblige à un détour long et fatiguant. L’arrivée au col de Lachens, à plus de 1 000 mètres d’altitude, nous offre un panorama de toute beauté, sur la Provence maritime : droit devant, les îles de Lérins, au large de Canne, dont nous sépare une succession de crêtes auxquelles s’accrochent encore quelques lambeaux de nuages dans un air qui s’est nettement éclairci. Plein ouest, la vue porte jusqu’à la barre scintillante des hauts sommets enneigés du Mercantour, qui marquent la frontière avec l’Italie. Suit une longue et pénible descente par un sentier tortueux, très étroit, encombré de racines et de pierres rendues glissantes par les pluies du jour. 

Au lieu-dit, très solitaire, du Château d’Esclapon, imposante bâtisse qui ressemble plus à une grosse ferme qu’à un château, vide de toute trace d’occupation, nous convenons avec Sandrick que je vais partir en avant, à mon rythme plus soutenu, vers Mons, où nous sommes attendus dans une chambre d’hôtes. L’itinéraire à présent est plat ou descendant, m’autorisant à une avancée rapide. Arrivé au pied d’une vaste éminence pierreuse d’où descend le concert de bêlement de centaines de brebis et moutons dont le manteau de laine se fond dans le décor, je commence à percevoir les aboiements de chiens et, presque aussitôt, à voir converger sur moi, vente à terre, les bestioles, aussi grosses que les moutons dont elles ont la garde. En deux minutes, ce sont six gros chiens de berger qui m’assiègent, feignant de me barrer la route et de me couper une éventuelle retraite. Ainsi fais-je connaissance avec les fameux patous, qui assurent la protection des troupeaux contre la menace des loups et des chiens errants. Plus tard dans la soirée, notre hôtesse de Mons, vétérinaire à la retraite, nous confiera son avis : si les attaques de troupeaux se répètent de loin en loin, véritables curées laissant sur le tapis des dizaines de bêtes en charpie, elles sont très rarement le fait du loup, mais de chiens errants. Le loup chasse pour se nourrir et nourrir ses louveteaux ; son attaque se concentre sur quelques bêtes dont au moins une est consommée sur place. Or la plupart des attaques affectent de nombreuses têtes et montrent qu’aucune d’entre elle n’est consommée par le ou les prédateurs, ce qui montre qu’elles sont menées par des chiens qui attaquent par jeu et non par nécessité vitale. Cependant, les éleveurs font tout pour qu’on en arrive à la conclusion d’une attaque par le loup, de manière à toucher les dédommagements versés par l’Etat en pareil cas. Certains des chiens affectés à la garde des troupeaux sont des bergers anatoliens (les kangals) bêtes redoutables qui sont la terreur des marcheurs s’aventurant sur les hauts plateaux du Kurdistan turc, et là encore me revient en mémoire l’évocation qu’en fait Bernard Ollivier dans sa « Longue route ». Les chiens de berger, pour impressionnants qu’ils soient, doivent être considérés pour ce qu’ils sont réellement : d’excellents gardiens, non point des bêtes errantes et affamées. Ils sont élevés et nourris par les éleveurs. Si tout marcheur ou autre être vivant passant à proximité, même relative, des troupeaux, est à leurs yeux un intrus, il convient, théoriquement, de marquer un temps d’arrêt pour que les chiens identifient l’intrus, puis de poursuivre, calmement, sa route, à l’écart du bétail. Je ne peux néanmoins m’empêcher de jouer de mes bâtons de marche pour faire reculer deux ou trois individus à crocs qui s’approchent un peu trop près de mes parties charnues. Frustration de ne pouvoir faire plus ample connaissance avec ces nobles bestioles, mais toute tentative amicale envers elles pourrait déclencher une réaction très agressive de leur part. 

Je parviens à la maison d’hôtes peu avant la nuit, et Sandrick arrivera plus tard encore, vers 22h00. Nous devrons faire montre de la plus grande civilité et de notre art de la causerie pour rattraper l’incivilité de notre arrivée fort tardive, alors que notre hôtesse nous attendait pour le dîner, qu’elle partage avec nous. Elle a acquis quelques hectares de terrain en terrasses sur une ancienne bergerie, à deux kilomètres du village de Mons, il y a un peu plus de dix ans. C’est une zone protégée, loin de la rumeur tapageuse et usante de la côte, dont elle n’est pourtant séparée que par une vingtaine de kilomètres à vol d’oiseau. Les espaces alentours sont inconstructibles, et madame D. ne doit qu’à d’anciens documents prouvant que la bâtisse qu’elle occupe aujourd’hui était une ancienne bergerie le fait d’avoir pu l’agrandir. Dans un premier temps, l’administration s’opposait à toute extension des ruines qu’elle avait achetées avec les terrains autour. Originaire de Bruxelles, elle avait vécu en Egypte, avait été vétérinaire dans la région lyonnaise, pratiqué de nombreux voyages à travers le monde, avant de venir ici, à Mons, « pour y avoir la paix ». Son terrain est planté d’oliviers dont elle tire, bon an mal an, 90 litres d’huile par année, avec le concours d’un pressoir municipal. Les artichauts que nous mangeons en hors-d’œuvre proviennent aussi de son jardin, tout comme les fruits qui composent la salade en dessert ; les fromages d’Auvergne, de convives qui reviennent régulièrement chez elle, depuis le Puys de Dômes où ils résident.

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Notre ultime étape nous mène de Mons à Cabris, aux portes de Grasse. Nous quittons la commune de Mons par un réseau de routes minuscules qui irrigue un semis assez lâche de villas, dans un paysage de restanques (terrasses de cultures, portant la plupart du temps des oliveraies), de chênaies méditerranéennes et de pinèdes. Nous parvenons bientôt aux gorges de la Siagne, au fond desquelles a été installée une petite centrale EDF qui fonctionne grâce à une conduite forcée. En traversant le pont qui enjambe la rivière, tout au fond des gorges, nous passons du Var aux Alpes-Maritimes. Vers 13h00, sous un chaud soleil, au bout d’une route zigzagante et pentue, nous atteignons la petite ville de Saint-Cézaire-sur-Siagne, dont la partie la plus ancienne est posée sur un éperon, au-dessus de la haute vallée de la Siagne dont on ne perçoit déjà plus la rumeur. A la terrasse du café où nous nous restaurons, sous les platanes, nous avons l’impression d’être les seuls francophones. Toutes les autres tables parlent anglais ou hollandais. Le personnel, dont une gérante assez familière, sans chichi, y va de son anglais provençal sans complexes. L’après-midi, sur l’ancienne route de Cabris, nouvel orage, bref mais intense. Parvenus au-dessus de Cabris, nous découvrons un paysage que je n’ai, finalement, presque plus vu depuis le commencement de cette marche presque trois semaines plus tôt, aux confins de l’Ardèche et de la Lozère, en dehors de Pont-Saint-Esprit et Manosque : un paysage urbain. Encore s’agit-il ici de quelque chose de moins franc, de plus pernicieux, que d’urbanisme. On peut parler de mitage : le paysage est encore collinéen, fortement accidenté, très végétalisé, mais l’habitat individuel le ronge peu à peu, le privatise en une myriade de petites propriétés desservies par un dense réseau bitumé. Ici s’achève la Provence sauvage, qui prévalait jusque sous la vieille bourgade de Saint-Cézaire, et débute la Provence dévorée par un immobilier agressif, vénal, aux appétits sans limite que l’on sait. Si Cabris a tous les aspects d’un village tranquille avec ses ruelles ombragées, sa vieille fontaine sous les platanes,  ses terrasses de bistrots où chante l’accent du Midi, ses chiens abrutis de chaleur, le village est déjà presque absorbé par la conurbation azuréenne qui monte, le long des routes de corniche, depuis le littoral jusqu’à l’arrière-pays grassois. 

Sandrick a vécu une matinée un peu difficile. Le poids des kilomètres commence à peser sur son organisme, il peine à recharger ses batteries et, à la faveur de la ligne de bus qui relie Saint-Cézaire à Grasse en passant par Cabris, se laisse tenter par le transport qui s’offre à nous sur les quelques kilomètres qui nous séparent de Grasse, lesquels nous imposaient de fait une marche le long d’un axe très circulant. Nous nous quittons à la gare routière de Grasse : Sandrick va rejoindre Nice, puis Roquebrune, tandis que je décide de rester deux nuits sur place. Je quitte un ami inattendu comme le nomadisme sait en offrir, m’ayant ouvert, à l’intérieur des horizons vers lesquels notre marche nous a portés, d’autres horizons, par l’entremise des conversations dont nous avons émaillé, dans une entente naturelle, notre route commune pendant les dix jours écoulés. 

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